Laurence Nardon
(Photo Emilie Moyson)
dirige les programmes Etats-Unis et Canada de l’Institut français des relations internationales (Ifri).
Donald Trump est-il en train de redéfinir la politique américaine ?
La campagne dans le camp républicain se passe un peu comme en 2012, où il y avait déjà une surenchère vers la droite, notamment avec Michele Bachmann. Pour l’éviter, l’establishment républicain a prévu des primaires plus courtes. Il a réussi à faire taire les Tea Parties, mais il ne s’attendait pas à Donald Trump… Les candidats républicains ont peur de lui. Ils sont quatorze : lui mène le jeu, les autres attendent qu’il chute. Mais ça ne se produit pas. Ils manquent de courage car ils savent que le premier qui tire sera descendu par Trump, comme dans un western…
Y a-t-il une fatalité à ce que, quoi qu’il dise, il monte dans les sondages ?
On a une frange de la population américaine qui a soif d'«authenticité». Une campagne électorale, c'est une très longue campagne de fundraising auprès des financeurs et une très longue campagne de marketing auprès des électeurs. Hillary Clinton et les autres n'émettent aucune idée sans qu'elle n'ait été testée auprès des financiers, pour savoir si ça ne les gêne pas trop, et auprès de panels de témoins - jeunes, latinos, femmes… Ça donne aux électeurs le sentiment d'une politique calculée, qui les manipule d'une certaine manière. Trump, lui, n'a de comptes à rendre à personne car il se finance tout seul : avec son franc-parler débridé, il plaît. Enfin un candidat qui ne calcule pas ! Ça séduit énormément. Côté démocrate, le «socialiste» Bernie Sanders séduit aussi par son côté non calculé.
Parler d’authenticité à propos de Trump est douteux : il se base parfois sur des choses fausses tirées des sites conspirationnistes…
Parce que vous pensez qu'authenticité veut dire vérité. Trump apparaît comme l'Américain libre, même quand il tient des propos racistes, alors que les autres sont corsetés par les conseillers qui les préviennent : «Si tu dis ça, tel financier ne va plus venir, les Noirs ne vont pas être contents, etc.» Il ressemble au Jean-Marie Le Pen des années 80, sur le fond et sur la forme. Mais si Trump attire ceux qui se sentent laissés à l'abandon, la sociologie est différente de l'électorat FN : ceux qui le soutiennent, ce sont les «petits blancs».
Le show Trump va durer combien de temps ?
Comme tout le monde, j'ai passé l'été à dire qu'il allait s'écrouler dans les sondages. Là, il est à 33 %. OK… Début février, les primaires commencent. Début mars, au Super Tuesday, quinze Etats votent le même jour. On commencera à voir le nombre de délégués de chaque candidat. Ceux qui en auront le moins sortiront, et on aura peut-être un «combat à mort», entre Trump et [Marco] Rubio… Il faudra voir aussi si Jeb Bush revient des abîmes. Car s'il est loin dans les sondages, il est numéro 1 en termes de financement et de soutien dans le parti. Les intentions de vote éparpillées sur les treize autres candidats vont se recentrer sur trois ou quatre. Mais ils ne sont pas forcément mieux que Trump ! Ted Cruz, sur les questions de morale religieuse, est bien plus conservateur et inquiétant. Sur la politique fiscale, chez Cruz et Rubio, c'est la théorie du ruissellement : il ne faut pas imposer les riches, car s'ils dépensent leur argent, les pauvres en bénéficieront. Ils sont plus reaganiens que Trump. En politique étrangère, Rubio est sur une ligne à la George W. Bush, interventionniste et unilatéraliste. Trump est plus pragmatique : les Etats-Unis ne doivent pas intervenir partout, et s'ils le font, ça doit être en coalition. Pour Trump, le pays n'a pas vocation à sauver le monde. Il est moins «faucon» que Rubio.
Trump tire-t-il les autres candidats républicains vers la droite ?
Oui, alors que sur certains sujets, il n’est pas le plus radical. Bush ou Cruz veulent alléger les impôts pour les financiers de Wall Street qui sont leurs financeurs. Trump, lui, veut les taxer, il n’a pas besoin d’eux pour sa campagne. C’est un animal étrange. Au début, on est arrêté par la violence de ses propos. Quand on regarde le fond, il y a un second problème : a-t-il un programme, pense-t-il vraiment cela, ne va-t-il pas dire le contraire demain ? Et il y a un malentendu : il a cette image d’homme fort auquel une partie de l’électorat voudrait se raccrocher, alors que sur certains sujets, sa candidature est moins radicale que certains de ses adversaires.
Favorise-t-il Hillary Clinton ?
Elle bénéficie de sa candidature. Si tous, au parti républicain, font campagne de plus en plus à droite pendant les primaires, il va leur être difficile d’être plus au centre ensuite.
Quelles sont les chances de Trump d’être investi ?
On commence à envisager la possibilité qu’il soit investi par le parti républicain. Mais il ne pourrait pas être élu au niveau national. Il y aurait un effet, comme dimanche en France, de «front républicain» : les indépendants et les indécis se mobiliseraient contre lui et une partie des républicains modérés s’abstiendrait ou voterait démocrate.
Sinon, peut-il se présenter en indépendant ?
On a vu le résultat en 1992, quand un indépendant aussi un peu fou - Ross Perot - s’était présenté sur une campagne populiste : Bush père a perdu, Bill Clinton a gagné. Trump en indépendant, Hillary Clinton est élue. Il est son allié objectif.