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Elections espagnoles

Céline Vaz : «Ces mobilisations sont la conséquence de la violence de la crise»

Cette spécialiste des questions urbaines dans l’Espagne contemporaine revient sur les origines sociales de ces nouveaux élans politiques qui émergent dans un pays violemment touché par le chômage.
publié le 18 décembre 2015 à 19h26

Docteure en histoire, Céline Vaz est chercheuse associée au laboratoire Institutions et dynamiques historiques de l'économie et de la société (Idhes) à l'université Paris Ouest-Nanterre-La Défense. Spécialiste du logement et des problématiques urbaines de l'Espagne contemporaine, notamment de la période franquiste, elle a publié l'Urbanisme espagnol depuis les années 1970 (1).

La crise de 2008 et l’éclatement de la bulle immobilière ont-elles influé sur le renouveau actuel des pratiques politiques ?

Les deux faits sont liés. De la crise de 2008 est né le mouvement des Indignés, en 2011. Au cœur de leurs revendications, il y avait l’exigence d’une démocratie plus transparente, plus participative, le désaveu des partis, la dénonciation de la corruption immobilière, et aussi la remise en cause du système financier. Les mouvements et associations mobilisés à cette occasion ont ouvert la voie à Podemos.

La crise a touché les Espagnols dans ce qu’ils ont de plus précieux : leur logement, puisqu’ils sont propriétaires à 80 %, contre 58 % en France. D’où vient cet attachement à la pierre ?

Il remonte à l'époque franquiste [1939-1975, ndlr] et relève d'une conversion forcée à la propriété. Le régime a tardé à s'occuper de la crise du logement, très aiguë au début des années 50. Pour faire face à un chantier qui exigeait des moyens considérables, le franquisme, fidèle à l'orthodoxie libérale, s'est tourné vers les promoteurs privés, à qui il a accordé toutes sortes d'avantages financiers, notamment fiscaux. Dès la fin des années 50, on se trouve face à une offre monolithique, où le secteur locatif a quasiment disparu. Faute de pouvoir louer, les Espagnols ont dû acheter à des prix très élevés, donc au prix d'efforts considérables : plusieurs membres d'une famille s'unissaient pour acquérir un logement. La motivation du régime était économique mais aussi politique : on pensait qu'une nation de propriétaires serait plus conservatrice. Ce système a enraciné dans la population l'idée que la seule façon de se loger, c'est d'acheter, une conception toujours en vigueur, même chez les jeunes. Un couple va ainsi attendre d'avoir les moyens d'acheter avant de commencer leur vie commune. En attendant, ils vivent chez leurs parents, souvent à 30 ans passés.

Cette forme de solidarité familiale est-elle très répandue ?

En Espagne, on parle du colchón familiar : le matelas familial qui amortit les coups durs et qui a été particulièrement sollicité depuis l'éclatement de la crise. Les parents ou les grands-parents prennent le relais d'un prêt qu'on ne peut plus payer ou offrent le gîte à ceux qui perdent leur logement. Ce trait n'est pas propre à l'Espagne : les liens familiaux sont plus forts dans le sud de l'Europe. Ce qui montre, en creux, que l'Etat providence s'est développé de façon inégale dans les pays européens. Plus au nord, en France ou en Allemagne, la solidarité nationale s'est davantage substituée à la solidarité familiale.

Les personnes âgées ont pris une part importante dans les mobilisations depuis 2011. Comment l’expliquer ?

Les 65-80 ans impliqués dans les mouvements citoyens appartiennent à une génération qui a été le fer de lance de l’opposition sociale et politique à la dictature franquiste, dans les années 60 et 70. Le cas de Manuela Carmena, magistrate à la retraite élue maire de Madrid, à 71 ans, est emblématique. En tant qu’avocate, elle a défendu des syndicalistes clandestins et des ouvriers persécutés sous Franco. Son mari, l’architecte Eduardo Leira, a été une figure du mouvement de critique urbaine de la fin du franquisme. Les partis étant interdits, l’engagement de ces gens passait par les associations de quartier, qui réclamaient le relogement des habitants des bidonvilles, des améliorations dans les logements dégradés. Cette génération a participé à la démocratisation de la société espagnole à partir de la fin des années 60. Les relais d’une démocratie participative que constituaient les associations de quartiers ont peu à peu été récupérés par les institutions, et ont fini par s’assoupir au début des années 90. L’arrivée de nouvelles formes de contestation a réveillé ces militants, leur a donné une seconde jeunesse. Au sein de Podemos, ont convergé les jeunes frappés de plein fouet par le chômage et la génération antifranquiste des années 60-70.

Fin du système des partis traditionnels, propositions pour régénérer la démocratie, absence de poids électoral de l’extrême droite : faut-il voir dans l’Espagne d’aujourd’hui un modèle ?

Nous sommes en effet attirés par ce qui se passe de l’autre côté des Pyrénées, par ce dynamisme des mobilisations sociales qui débouche sur des offres politiques hors des cadres traditionnels. Mais n’oublions pas que ces initiatives sont la conséquence de la violence de la crise, d’une ampleur sans comparaison avec ce que nous avons subi en France. L’Espagne a connu un chômage à 25 %, des expulsions en masse, un appauvrissement général… Tout cela, en effet, ne se traduit pas dans les urnes par un rejet des étrangers. En France, les conséquences de la crise ont été moins dramatiques mais elles sont bien présentes. Le FN a réorienté son discours pour attirer une partie du désespoir social et s’offrir comme alternative, sans y parvenir complètement comme en témoigne la forte abstention.

(1) Presses universitaires de Rennes, 2003.