Le traditionnel débat télévisé, qui a opposé lundi soir les deux grands rivaux sur la chaîne publique, a symboliquement marqué, dans la politique espagnole, un avant et un après. Le face-à-face entre le conservateur au pouvoir, Mariano Rajoy, et son adversaire socialiste Pedro Sánchez s'est caractérisé par des réparties acides, un ton véhément, voire des insultes croisées telles que «indécent», «vil» ou «misérable». «Au lieu d'assister à un exposé des propositions de chacun, analyse le juriste Francesc de Carreras, on a vu un lamentable match de boxe entre deux rivaux qui ne pensaient qu'à mettre l'autre KO. Lorsque l'un disait blanc, l'autre disait noir, et vice-versa. Au lieu d'aborder les défis de l'avenir, il ne s'agissait que de se lancer à la figure les reproches du passé.»
Dans les médias ou sur les réseaux sociaux, ce débat a laissé l'amère sensation d'une confrontation rance et anachronique. Peu après la grand-messe de ce duel suivi par 9 millions de téléspectateurs, les deux autres candidats d'importance ont tenu, eux, sur la chaîne Sexta, une conversation détendue, modérée, dépourvue de noms d'oiseaux. De l'avis général, Pablo Iglesias et Albert Rivera, les deux exclus du débat en prime-time, en sont paradoxalement les grands bénéficiaires. De quoi séduire une armée d'indécis estimée, peu ou prou, à un tiers de l'électorat. «Les candidats conservateur et socialiste ont pour leur part vu leur image écornée, analyse le sondeur Juan José Toharia. Ils risquent d'y laisser des plumes.»
Couleurs secondaires
Quels que soient les résultats des élections législatives, dimanche soir, un cycle s'est terminé. Fini l'hégémonie sans partage des populares (PP) et des socialistes (PSOE) qui dirigent le pays depuis la fin du franquisme, soit à la majorité absolue, soit en s'alliant aux nationalistes basques ou catalans. Le bipartisme a vécu. Le duo aux couleurs primaires (le bleu du PP, le rouge du PSOE) a fait place à un quatuor car deux forces nouvelles, aux couleurs secondaires, se posent désormais comme réelles alternatives : les indignés de Podemos (mauve), emmenés par Pablo Iglesias, et les centristes libéraux de Ciudadanos (orange), dominés par Albert Rivera.
Un sondage de l’institut Sigma Dos indique que les forces en présence se disputeraient le Parlement dans un mouchoir de poche : 27 % des suffrages pour le Parti populaire, qui s’appuie sur une timide récupération économique et la baisse du chômage, 20 % pour un Parti socialiste en crise d’identité, 19 % pour l’exultant Ciudadanos et 18 % pour Podemos, en pleine remontée. Une certitude, d’ores et déjà : pour la première fois en près de quatre décennies, seul le jeu des alliances permettra d’asseoir un gouvernement stable.
La crise économique de 2008, qui s’est doublée en Espagne de l’implosion d’une bulle immobilière, est passée par là. Exsangue, au bord de la faillite (ses banques ont été sauvées grâce à un prêt international de 40 milliards d’euros), associé à un Sud endetté et mauvais payeur, le pays s’est ressaisi, avec un insolent 3 % de croissance attendu pour 2015. Mais cette récupération s’est faite dans la douleur, accompagnée de mesures d’austérité draconiennes, de coupes claires dans les dépenses publiques, et ce sur fond de scandales de corruption en rafales. Dans le sillage d’innombrables marches de protestation, Podemos et Ciudadanos ont capitalisé sur cette révolte : sus aux vieilles classes dirigeantes, au népotisme endogamique des partis et à leurs accointances avec les milieux financiers, à la gabegie des administrations publiques et des caisses d’épargne !
Pas de solution extrémiste
«Régénération démocratique», disent en chœur Pablo Iglesias et Albert Rivera, même si leurs solutions sont aux antipodes : plus d'Etat pour le premier, plus d'initiative privée pour le second. Podemos réclame une banque publique, lorsque Ciudadanos appelle de ses vœux «la fin des entraves pour entreprendre librement». Malgré une énorme casse sociale, des indicateurs de pauvreté et de déclassement alarmants (29 % de la population au bord de l'exclusion sociale, soit près de 1 million de plus que l'année précédente), un chômage encore à faire frémir (près d'un quart des actifs), le pays n'a cependant pas versé dans les solutions extrémistes. Si des manifestations xénophobes ou islamophobes sont à déplorer, elles sont ponctuelles et sans véritable relais politique. «Malgré des coutures sociales mises à l'épreuve, malgré l'énorme phénomène des Indignés, l'Espagne demeure fondamentalement un pays réformiste et modéré, défend le politologue Ignacio Sanchez-Cuenca. Le sentiment de colère, bien réel et très justifié avec la crise, ne s'est pas encore accompagné d'options jusqu'au-boutistes.»
A l'inverse, le morne échiquier qui prévalait depuis le début de la transition démocratique s'est enrichi de façon créative : Ciudadanos parie sur la potion «libéralisme-justice sociale» ; Podemos s'aligne sur le pragmatisme du Grec Aléxis Tsípras ; un autre parti centriste, UPyD, propose de rendre à l'Etat des prérogatives (gestion de l'eau ou du littoral) mal gérées par les régions ; et même le très droitier et patriote Vox prend des pincettes avec les réfugiés…
Un laboratoire de la diversité, l'Espagne ? C'est ce que pensent bon nombre d'observateurs. Le journaliste José Oneto le résumait dans un récent débat télévisé : «Notre pays n'a pas été gagné par le cynisme. Emmenés par des leaders jeunes, dynamiques, pleins d'élan et de propositions à foison, les nouveaux partis canalisent les désespérances ou les frustrations et cristallisent de nouveaux espoirs. Bien sûr, il faut rester prudent, le soufflé peut vite retomber, mais quand on voit le marasme chez nos voisins, c'est pour l'instant plutôt réjouissant.»
Le politologue Josep Ramoneda y voit en tout cas une forme de juste châtiment contre les deux formations historiques : «Le Parti populaire et le PSOE ont fini par patrimonialiser les institutions : c'est cela le poison du bipartisme. Les conservateurs sont largement associés aux inégalités, à la précarité et au manque d'attention aux citoyens ; quant aux socialistes, dominés par les baronnies, ils sont englués dans un vide idéologique, à bout de souffle. En 2011, les Indignés criaient : "Vous ne nous représentez pas !" Reste aujourd'hui aux partis hégémoniques à payer les conséquences de leur cécité.»
«Brèche générationnelle»
L'irruption de Podemos et de Ciudadanos ne met pas seulement en exergue les limites d'un système agonisant et la nécessité de le réformer dans bien des domaines : la Constitution, la loi électorale, l'éducation, les retraites… Elle traduit aussi la complexité croissante de la société. «Jusqu'alors, on pensait autour de l'axe gauche-droite, souligne l'analyste Enrique Gil-Calvo. Or, les nouvelles formations, difficilement catalogables, introduisent un autre fossé : la brèche générationnelle. Les Espagnols qui sont nés en démocratie sont beaucoup plus exigeants sur la corruption et l'application des programmes électoraux, et aussi sur la défense du système de santé ou l'arsenal éducatif.»
Pour le professeur de sciences politiques Jorge Verstrynge, figure émérite de la droite dans les années 80, désormais rallié à la cause de Podemos, ce mouvement présente l'intérêt d'introduire un autre type d'opposition au sein de l'échiquier politique et de la société : «Il s'agit de la divergence entre ceux d'en bas contre ceux d'en haut. Ou, pour reprendre leurs termes, la division entre le peuple et la caste, c'est-à-dire les élites.» Les résultats, dimanche soir, permettront de jauger la portée de cette nouvelle donne.