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Négociations

L’Espagne laissée sans gouvernail

Avec une droite en tête mais isolée, des socialistes talonnés par Podemos et des centristes en position d’arbitre, les partis vont devoir apprendre à faire des compromis s’ils veulent former un gouvernement.
Pablo Iglesias, le leader de Podemos, lundi à Madrid. (Photo Gérard Julien. AFP)
publié le 21 décembre 2015 à 19h51

Dimanche, l’Espagne est passée au quadripartisme, mais aucune des formations n’obtient à elle seule la majorité, et les coalitions paraissent difficiles à former. Plongée dans ce casse-tête.

Comment expliquer la forte percée de Podemos ?

Passer en un scrutin de 0 à 69 députés, devenir en un clin d'œil la troisième force parlementaire et s'adresser d'égal à égal aux partis historiques : c'est la grande performance des Indignés de Podemos, sans conteste le grand vainqueur des élections. Héritière du vaste mouvement citoyen du printemps 2011 contre la politique d'austérité, la formation du jeune politologue Pablo Iglesias a confirmé sa percée des européennes de mai 2014, où elle avait obtenu cinq députés. «Le mouvement a su capitaliser le considérable ras-le-bol des Espagnols contre le numéro de duettistes des socialistes et des "populares" [droite], résume l'analyste Gil Calvo. Ils en avaient assez de cette alternance mécanique sur fond d'autisme et de malhonnêteté de la classe politique.» Podemos a eu l'intelligence de dépasser l'axe gauche-droite pour, à la faveur de la crise, articuler un discours «ceux d'en bas versus la caste», c'est-à-dire les élites.

Longtemps annoncés en tête des intentions de vote, ceux qui se disent sur la même ligne que les Grecs de Syriza avaient depuis l'été fait les frais d'un certain désamour de l'opinion en raison d'une série de facteurs : liaisons dangereuses avec le Venezuela et l'Iran, accusations de malversations de certains leaders, ambiguïtés de leur programme… «Mais durant la campagne, Pablo Iglesias a su avec brio consolider Podemos comme un parti social-démocrate, certes réformiste radical, mais raisonnable, constructif», témoigne Ignacio Escolar de Eldiario.es. A cela, il faut ajouter que le leader - posé, conciliant, bon dialecticien - a gagné les deux débats télévisés face au socialiste Pedro Sánchez et au centriste Albert Rivera. Dimanche, il a toutefois exagéré l'ampleur de sa prouesse électorale : «L'Espagne est entrée dans une nouvelle ère. Le changement de système doit se produire sans délai, à commencer par une réforme constitutionnelle.» Une exigence excessive, lorsqu'on ne dispose «que» de 69 sur 350 sièges…

«Tous contre Rajoy», est-ce possible ?

«Je vais tenter de former un gouvernement stable», a clamé Mariano Rajoy depuis le balcon de la rue Genova, le siège du Parti populaire (PP), dans le centre de Madrid. Cette déclaration du Premier ministre sortant est somme toute logique : même si le PP recueille son pire score depuis 1982 et perd 63 députés depuis la majorité absolue de 2011, la formation ayant recueilli le plus de voix se doit de prendre l'initiative. Sauf que le parti conservateur est le moins fréquentable pour les autres formations, car associé aux scandales de corruption et aux remèdes de cheval de l'austérité.

Comment, alors, Mariano Rajoy peut-il parvenir aux fatidiques 176 sièges de la majorité absolue ? Les socialistes ne veulent pas entendre parler d'une «grande coalition» à l'allemande, les Indignés de Podemos exècrent «la formation de la caste». Même le soutien hypothétique de Ciudadanos et ses 40 sièges - les centristes libéraux qui «veulent régénérer la démocratie» salie, en partie selon eux, par le PP - ne suffirait pas. Cet isolement explique la tentation d'un gouvernement «Tous contre Rajoy».

Dans la pratique, il s'agirait d'une sorte d'«union de la gauche», autour des socialistes et de Podemos, avec l'abstention de Ciudadanos et le soutien des nationalistes basques ou catalans. «C'est une option viable sur le plan arithmétique, mais très hasardeuse sur le plan politique», résume le chroniqueur Joaquín Prieto. La raison : le socialiste Pedro Sánchez et le leader de Podemos, Pablo Iglesias, sont comme chien et chat, sur les plans personnel et stratégique. Le politologue à la queue-de-cheval n'a pas intérêt à sceller une alliance stable avec un parti qu'il associe à «l'establishment immobiliste». Le fringuant leader socialiste, lui, se méfie des Indignés qui lui disputent le centre-gauche. «Pour les socialistes, un accord avec Podemos serait un suicide politique», a estimé le journaliste Eduardo Inda sur la chaîne Antena 3.

Les séparatistes catalans, un obstacle insurmontable ?

Déjà compliqué, le panorama est rendu encore plus difficile par la question catalane. En soi, à la lecture des résultats, la moisson électorale des mouvements qui prônent l’indépendance de la Catalogne n’est guère importante : neuf sièges pour les républicains d’Esquerra republicana de Catalunya et huit pour les démocrates-chrétiens de Democracia i Llibertat, soit un million de suffrages, moins de 5 % de l’électorat. En cette nouvelle ère de tractations, ces sièges peuvent certes consolider une coalition potentielle, mais guère davantage.

En réalité, la force du «facteur catalan» réside en ce que cette question ultrasensible constitue une ligne de fracture. En Catalogne, à la suite des régionales de septembre, la liste Junts pel si - une coalition qui se tourne résolument vers l'indépendance, sans l'intention de négocier avec l'Etat espagnol - provoque de l'urticaire auprès d'une large majorité d'Espagnols et de l'essentiel du spectre politique national. Ce processus est jugé «illégal» et «indécent» par Madrid, l'idée d'un référendum est honnie par tous. A une exception cruciale : quoi que préférant «l'unité de l'Espagne», Podemos en solitaire soutient la «nécessité démocratique» d'une consultation populaire permettant de savoir si les Catalans souhaitent demeurer dans le giron espagnol. Cette sympathie leur a d'ailleurs valu un décisif appui dans les urnes, dimanche, en provenance d'une partie de l'électorat catalan. Or, cette ligne de fracture a des incidences sur les possibles futures alliances.

En effet, aucun parti, (que ce soit Ciudadanos ou les socialistes, et encore moins le PP) n'accepterait un rapprochement avec Podemos, tant que ce dernier continue de défendre un référendum en Catalogne. Robert Rivera (Ciudadanos) et Pedro Sánchez (PSOE) évoquent, au mieux, la tenue d'une consultation «auprès de tous les Espagnols». Dialogue de sourds.

Se dirige-t-on vers une instabilité ingérable ?

«Bienvenue en Italie», écrivait lundi matin dans El País l'analyste Iñigo Dominguez. Une façon moqueuse d'affirmer qu'avec l'essor des deux nouvelles formations et le mécanisme induit des vases communicants, le traditionnel système binaire à l'espagnole s'est transmué en un casse-tête chaotique et inextricable. «Pendant douze ans, l'Italie a été dirigée avec des coalitions pentapartites, poursuit Dominguez. Mais, nous en Espagne, nous ne savons pas faire, nous n'avons pas cette culture. Alors, je crains le pire !»

Après trente-sept ans d'alternance quasi mécanique entre les hégémoniques partis socialiste et populaire, la gouvernabilité passe forcément par des grands écarts, des renoncements, des compromissions. «C'est une situation nouvelle qui bute contre notre habitude de pratiquer la politique de tranchées, qu'on peut résumer par "pas de concession à l'ennemi", souligne Jesus Maraña, du journal Infolibre. Le pire serait que le processus débouche sur des exigences maximalistes et des blocages non négociables.»

Jusqu'alors, faute de pluralité parlementaire, les alliances étaient inexistantes, à la notable exception des Parlements régionaux du Pays Basque et de la Catalogne. «Nous n'avons pas d'autre choix que d'apprendre, défend le sociologue Fernando Vallespin. Comme dans une grande partie de l'Europe, les Espagnols refusent désormais de confier un trop grand pouvoir dans les mains d'un seul parti ou de dépendre de la logique binaire. Fini la politique facile, les gouvernements en pilotage automatique et la stabilité garantie. Place à la créativité, l'audace et la maturité pour dégager des consensus autour de certaines réformes.» Si le système politique ne parvient pas à s'adapter à cette mue, avertissent en chœur les observateurs, on va vers l'impasse. C'est-à-dire vers de nouvelles législatives dans les mois à venir.