«Hell Joseon», la Corée, c’est l’enfer. Cette petite phrase qui fait le buzz sur les réseaux sociaux sud-coréens depuis plusieurs mois exprime le mal-être de la jeunesse du pays. Sous pression, elle est confrontée pour la première fois au chômage. Alors que la Corée est souvent présentée comme un modèle de réussite, dont on vante le formidable développement économique et le succès de Samsung et de LG, l’écrivain Chang Kang-myoung se concentre, dans ses romans, sur les aspects plus sombres d’une société ultracompétitive qui en laisse plus d’un sur le carreau. Dans l’un de ses derniers ouvrages,
Parce que je déteste la Corée,
il raconte l’histoire d’une jeune fille de 20 ans qui, ne supportant plus la pression pesant sur ses épaules, plaque tout et part pour l’Australie. Le roman a rencontré un franc succès en librairie. Ancien journaliste, Chang porte un regard critique et sans concession sur son pays.
La Corée du Sud, est-ce vraiment l’enfer ?
Pour moi qui ai 40 ans, ce n’est ni un paradis ni un enfer. J’aime mon pays. Mais les jeunes, eux, sont découragés, en colère et perdus. Ils ne voient plus la Corée comme une terre d’opportunité. Ils sont confrontés pour la première fois au chômage, à un marché du travail rigide où l’on a, d’un côté, des élites hyperprivilégiées et, de l’autre, des travailleurs irréguliers, mal payés et sans filet de protection sociale. Et comme le pays s’est développé à une allure fulgurante entre les années 60 et 80, le fossé générationnel entre les jeunes et leurs parents est particulièrement prononcé. Non seulement ils ont une situation plus précaire que leurs aînés, mais il y a un décalage assez dur à vivre, pour eux, entre ce qu’on leur fait miroiter pendant leurs études et la réalité de la société sud-coréenne. A l’école, on les encourage à devenir des leaders mondiaux, à apprendre l’anglais et à penser mondialement. Mais quand ils arrivent dans la vie active, ils se heurtent à une société encore très hiérarchisée, conservatrice et, à bien des égards, encore autoritaire. Il ne faut pas oublier que la Corée du Sud est une démocratie toute jeune puisque la première élection démocratique a eu lieu en 1987. Ils sont comme des hommes civilisés dans un monde préhistorique ! Quand vous avez 20 ans en Corée, vous êtes écrasé par la pression, vous savez que vous allez probablement gagner moins que vos parents et vous vous sentez régulièrement humiliés.
Pourquoi dîtes-vous que les jeunes sont humiliés ?
Ce ne sont pas seulement les jeunes. La société sud-coréenne est très sévère envers ceux qui sont au bas de l'échelle. Les enfants intègrent très tôt qu'ils doivent à tout prix réussir. Pourtant, on n'y meurt plus de faim, et le filet de protection sociale, bien que mince, existe. Aux Etats-Unis ou en Europe, on peut travailler comme serveur dans un restaurant et être parfaitement heureux et respecté par les autres. En Corée, il y a un seul modèle de réussite [intégrer l'une des meilleures universités puis un conglomérat comme Samsung ou LG, ndlr]. Plus on s'en éloigne, plus on est considéré comme un perdant, un moins que rien.
Un fait divers qui a défrayé la chronique en janvier illustre bien cette idée. Un quadragénaire qui avait réalisé un parcours sans faute, des études prestigieuses et un métier reconnu, n’a pas assumé quand sa carrière a pris un autre tournant et qu’il s’est mis à son compte. Il n’a pas supporté de changer de statut, même s’il n’avait pas de difficultés financières. Il a mené une double vie pendant trois ans, a menti à sa famille en prétendant être employé. Un jour, il est rentré à la maison, a étranglé sa femme et ses deux filles avant de tenter de se tuer. Il aurait pu recommencer sa vie, mais il avait trop peur de l’humiliation. C’est la même raison qui pousse les jeunes vers les emplois les plus stables, dans la fonction publique notamment. Ils sont pétrifiés à l’idée d’échouer. Cette peur est, à mon sens, plus problématique que les difficultés économiques.
Vous dites donc que le problème, ce n’est pas le ralentissement de l’économie ?
Beaucoup de personnes, notamment les plus âgées, pensent qu’il suffit de relancer l’économie pour résoudre nos problèmes. Mais on ne peut pas continuer à espérer qu’un second miracle économique se produise, comme celui que nous avons connu dans les années 70. Le précédent président sud-coréen Lee Myung-bak s’était fixé un objectif de croissance de 7 %. C’était parfaitement impossible ! L’actuelle présidente Park Geun-hye a inventé le concept d’économie créative. C’est aussi un leurre. Il faut trouver les solutions ailleurs. Pendant longtemps, la croissance a été la réponse à tous les problèmes en Corée. Sous la dictature militaire jusqu’à la fin des années 80, les Coréens se disaient que si l’économie allait bien, c’était le principal.
Dans les années 90, l’économie se portait toujours bien et nous avions obtenu la démocratie ; c’était probablement la meilleure période de notre histoire récente. Aujourd’hui, l’économie ne croît plus et nous devons l’accepter. Je pense que même sans croissance, nous pourrions régler beaucoup de nos problèmes en instaurant une société moins hiérarchisée et basée sur le respect mutuel.
Comment y parvenir ?
Je pense tout d'abord que tout le monde devrait utiliser la forme honorifique pour s'adresser aux autres, peu importe l'âge ou la position sociale [la langue coréenne est codifiée en plusieurs niveaux de formes honorifiques et de politesse en fonction de l'âge et du statut social de l'interlocuteur]. On devrait abandonner ces vieilles manières confucéennes dont nous sommes si fiers.
Les autres réponses, c'est aux hommes politiques de les trouver. Le problème, c'est que la politique sud-coréenne est très polarisée. Le camp conservateur, constitué en grande partie par ceux qui sont nostalgiques de la période de l'industrialisation, s'entête à appliquer les vieilles méthodes qui consistent à mettre tous leurs espoirs dans les puissants conglomérats. De l'autre côté, les progressistes, parmi lesquels ceux qui ont soutenu les mouvements de démocratisation qui ont provoqué la chute du régime militaire. Eux accusent, au contraire, les conglomérats de tous les maux. Mais cet antagonisme est dépassé. Et aucun parti politique ne porte la voix de la génération «Hell Joseon». Il est temps de trouver une alternative.
Les jeunes sud-coréens se mobilisent-ils assez ?
Je n'ai pas à les juger, puisque je fais moi-même partie de cette société. Ce n'est pas à moi de pousser les jeunes à faire la révolution. Certains professeurs plutôt de gauche leur reprochent de ne pas protester assez. Les autres, à l'inverse, leur font la leçon en disant qu'ils devraient être contents et mesurer leur chance de vivre dans un pays riche. Au départ, beaucoup ont été choqués par le slogan «Hell Joseon». Ce sont des mots forts, surtout en Corée où la population n'a pas l'habitude d'être trop critique envers le pays. Immédiatement, les jeunes se sont vus répondre qu'ils étaient faibles et qu'ils ne faisaient pas assez d'efforts. Je ne suis pas du tout d'accord : ils travaillent énormément, depuis leur plus jeune âge, et se donnent bien plus de mal que leurs parents à leur âge. Aujourd'hui, il y a une prise de conscience de leurs problèmes. Tout le monde sait qu'il y a du chômage, que beaucoup de jeunes ont peu de confiance en l'avenir, et qu'ils ont renoncé à l'idée de se marier ou d'avoir des enfants. Personne ne peut le nier.
Comment expliquez-vous le succès de votre livre ?
Les Coréens attendaient depuis longtemps que quelqu’un dise les choses aussi franchement. Ici, on a souvent l’impression qu’on ne peut pas vraiment exprimer ce qu’on pense de notre pays.
Y a-t-il une forme de censure ?
Ce n’est pas vraiment de la censure. Mon livre n’a pas du tout été censuré, et n’a reçu que des acclamations, alors que je m’attendais à être très critiqué. Si peu de Coréens osent décrier de manière aussi directe leur pays, c’est notamment parce que nous n’avons jamais vraiment appris à discuter : sous la dictature, il n’y avait pas de place pour la discussion. Comme dans tout régime autoritaire, on se contentait de suivre les ordres. Ceux qui sont nés dans les années 60 et 70 ont pour leur part appris à se battre, au sens propre comme au sens figuré, contre leurs opposants. Quant aux jeunes d’aujourd’hui, ils sont certes très éduqués, mais ils sont trop déprimés, ou trop en colère, pour discuter et chercher des solutions.
Par ailleurs, nous ne sommes pas habitués à porter un regard critique sur nous-mêmes. Avant 1993, nous ne pouvions pas voyager à l'étranger sans une autorisation du gouvernement. La Corée du Sud était donc un petit pays assez fermé sur lui-même. Avant Internet, nous n'avions pas vraiment accès à un regard extérieur. Et puis nous sommes un peuple résolument complexé par l'histoire de notre petit pays qui n'a cessé d'être annexé, colonisé. C'est cela qui nous a rendus patriotiques et qui fait que les succès de Samsung ou de la patineuse Kim Yuna [plusieurs fois médaillée d'or] nous rendent si fiers.
(Crédit photo : Hertzier)