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Libération
Critique

Sentiers de Montaigne

Deux ouvrages sur l’auteur des «Essais» qui se voulait «ondoyant et divers».
Gravure du XIXe siècle, représentant Michel de Montaigne. (Photo Bianchetti. Leemage)
publié le 25 décembre 2015 à 17h11

Jamais Montaigne n'a été autant cité et commenté, comme en témoigne ces dernières années l'abondance d'ouvrages érudits ou grand public qui lui sont consacrés. Ecrivain de temps confus et violents - ceux des guerres de religion -, philosophe sceptique convaincu «qu'il faut savoir nager en eau trouble mais n'y point pêcher», ses écrits ont d'évidentes résonances en un début du XXIsiècle aux certitudes pulvérisées. «On l'a toujours glosé, mais jamais comme ces derniers temps. Le public le retrouve ou le découvre», relève Jean-Michel Delacomptée, déjà auteur de stimulants livres sur Racine, Bossuet et Saint-Simon. Il le découvrit à 20 ans, quand foudroyé par un chagrin d'amour, il trouva à la lecture de Montaigne un réconfort salvateur : «Il y a chez lui quelque chose de paisible. Il n'est jamais pressé ; il suit son chemin au petit trot.» Mais cette ode passionnée se teinte aussi d'angoisse : «Cassandre malgré moi, me reprochant ce que je redoute, j'entends un chant du cygne dans cet enthousiasme. Le public célèbre ce qui va disparaître : la lecture des Essais, le personnage qu'était Montaigne, les valeurs qu'il incarne.»

Héritage. Delacomptée s'interroge. Il rappelle que «peu avant d'exploser, les étoiles mourantes projettent des flamboiements géants». D'où ce titre provocateur : Adieu Montaigne. «Tous les échos convergent : au lycée, Montaigne ne s'enseigne plus guère. A l'université, pas beaucoup plus. Il existe des endroits obstinés où son étude se maintient, mais le gros de la jeunesse se voit privée d'un aïeul bienveillant plus proche d'elle que bien des parentes», se désole l'auteur. Car rien n'est plus moderne que l'auteur des Essais, même s'il reste par excellence un «honnête homme» de la Renaissance se référant à un héritage humaniste pétri de culture gréco-latine aujourd'hui en voie d'extinction.

Il y a un paradoxe dans la gloire de Montaigne. Le projet même de cette écriture de soi représentait un défi : «Parler de long en large de ce quasi-inconnu qu'il était, dépourvu d'un patronyme éclatant, d'un rôle politique glorieux, de prouesses militaires ou d'ambassades prestigieuses, et qui finalement, en dehors de sa vie, de celles de personnages remarquables, des leçons qu'il en avait tirées et d'anecdotes toujours surprenantes n'avait pas grand-chose à dire.»

Le texte aurait pu rester confidentiel, lu dans un petit monde d'amis et de proches, intéressant tout au plus quelques érudits. Les Essais ont pourtant rapidement trouvé leur public et sont devenus une référence dans les deux siècles suivants comme le montrent les références explicites chez Descartes comme chez Pascal et la fascination qu'ils exerçaient sur Voltaire. Malgré une certaine éclipse pendant un XIXe siècle tout à la fois bourgeois, romantique et scientiste qui ne pouvait le comprendre, l'intérêt pour les Essais a ressurgi notamment avec Nietzsche, qui sut reconnaître en Montaigne l'esprit libre par excellence. Depuis, le succès ne s'est jamais démenti, même s'il se fonde sur nombre de malentendus. «Il n'est pas ce vieux sage assis au coin du feu qui donne des leçons aux générations futures. Il ne veut pas de la sagesse et surtout pas d'une sagesse rassise, pédante, qui aurait le dernier mot sur tout», note Christophe Bardyn dans une très riche biographie sur cet auteur dont on croit tout connaître.

Mais aussi étrange que cela puisse paraître tant l'auteur des Essais a écrit sur lui-même, nombre d'épisodes de sa vie restent encore mystérieux. «L'approche universitaire et académique qui domine aujourd'hui sépare Montaigne et son œuvre et s'en félicite : le texte seul mobilise toute l'attention. Oui, mais le texte c'est sa vie, alors pourquoi dissocier les deux ?» s'interroge cet ancien élève de Pierre Manent, qui prépare aussi une édition critique des œuvres de La Boétie, le grand ami - «parce que c'était lui, parce que c'était moi» - dont la mort prématurée laissera pour toujours Montaigne inconsolable. «Si leur amitié est incomparable, fusionnelle au point qu'on ne voyait plus de couture entre eux deux, il reste que La Boétie, apparaît toujours comme un modèle d'excellence qui dépasse Montaigne», souligne le chercheur.

«Ruffian». Grâce à de nouveaux documents d'archives mais surtout en se laissant guider par les écrits du moraliste et les indices qu'il y a sciemment dissimulés, Christophe Bardyn dresse un surprenant portrait de Montaigne, riche en détails inédits et nouvelles interrogations. L'insistance de l'auteur des Essais à rappeler que, comme Gargantua, il a été mis au monde après une grossesse de onze mois l'a amené à creuser l'hypothèse d'une naissance illégitime. Michel Eyquem serait fils de palefrenier, une situation d'autant plus scandaleuse pour l'époque qu'il était l'aîné de sa fratrie et donc l'héritier du nom comme du titre. D'où sa solitude quand il était enfant et des rapports toujours très difficiles aussi bien avec ses parents qu'avec ses cadets. C'est aussi un homme pétri de contradictions qui se revendique «ondoyant et divers», qui affirme haut et fort son catholicisme et va à Rome baiser la mule du pape, ce qui ne l'empêche pas de s'assumer comme «ruffian», c'est-à-dire un libertin grand coureur de jupons et esprit libre. Il aime à se retirer au calme dans sa tour-librairie, mais dès qu'il peut il s'équipe pour la guerre qu'il mène avec les troupes royales et y montre un certain goût. Catholique et légitimiste, il n'en prend pas moins le parti de Henri de Navarre, prince protestant excommunié. En fait ce sont ces contradictions même qui le rendent si humain et si proche. «Aller à sauts et à gambades» comme il le dit lui-même, affirmant que «notre plus grand et glorieux chef-d'œuvre est de vivre à propos». Le livre de Christophe Bardyn est ambitieux : «Il faut rendre à Montaigne sa démesure, y compris dans la modération, ses passions violentes et ses colères sanguines, son goût à la fois puissant et raffiné, et pour finir, quand il le faut,son âme partisane».