A la naissance des montagnes qui séparent la Turquie du Kurdistan irakien, trois familles kurdes sunnites ont trouvé refuge dans une petite maison de pierre. Comme nombre de leurs voisins musulmans et yézidis, elles ont fui leur village près de Sinjar, dans le nord de l'Irak, lorsque l'Etat islamique (EI) est entré dans la région à l'été 2014. «Seuls les anciens sont restés, explique Younes. Aujourd'hui, mon père est retenu par l'Etat islamique à Tal Afar parce qu'il a aidé les peshmergas [forces armées du gouvernement régional du Kurdistan irakien, ndlr]. Mon oncle, lui, a été tué par des combattants yézidis, il y a trois semaines. Ils l'accusaient d'être au service de Daech.» Le jour de la mort de son oncle, Khalaf était présent. Ce dernier est arrivé chez Younes il y a quelques semaines. Assis en tailleur près du poêle, le vieil homme enturbanné raconte : «Pendant un an, nous avons vécu sous l'autorité de l'Etat islamique car nous ne pouvions pas laisser nos moutons et nos maisons. En cachette, nous donnions des informations aux peshmergas. Nous avons même aidé à libérer des yézidis.»
«Génocide»
Il y a un mois, les forces kurdes d'Irak, de Turquie et de Syrie, épaulées par l'aviation de la coalition internationale, ont repris le centre de Sinjar et quelques villages alentour. Khalaf et ses voisins ont alors voulu rejoindre ces terres libérées. Mais une fois encore, ils ne pouvaient laisser leurs moutons derrière eux. Alors, Khalaf, avec l'oncle de Younes et deux autres bergers, se sont chargés de guider les bestiaux. «Sur notre chemin, nous avons été arrêtés par les hommes [du général] Qasim Shesho», explique le rescapé. Cette troupe de combattants indépendants yézidis a participé à la libération de Sinjar. «Ils nous accusaient d'avoir volé nos 4 000 moutons aux yézidis et de travailler pour l'Etat islamique,poursuit Khalaf, qui a ensuite été emmené pour être interrogé. Je suis resté toute la nuit chez les hommes de Qasim Shesho. Ils me répétaient que Sinjar n'était pas à nous, les musulmans. Au téléphone, ils débattaient de mon exécution avec un supérieur. Le lendemain, des peshmergas musulmans sont venus me libérer et m'annoncer que mes trois amis avaient été tués par les combattants yézidis.»
Cette histoire a fait le tour de la région de Sinjar. Les moutons étaient-ils yézidis ou musulmans ? Les bergers exécutés étaient-ils au service de l’EI ou des peshmergas ?
La rumeur ne semble avoir épargné que la base militaire des hommes de Qasim Shesho, dans les environs de Sinjar. Dans cette grande maison, les journalistes ne sont pas les bienvenus. Un jeune en habit militaire accepte de nous recevoir. Son collègue plus âgé lui ordonne de se taire, mais Aman brave l'interdit : «Nous voulons suivre la loi et juger ceux qui ont aidé l'Etat islamique à nous persécuter. Mais certains d'entre eux se déplacent librement au Kurdistan irakien. Nous avons vécu un génocide. Certains yézidis souffrent de graves troubles psychologiques. Sous cette pression, il est possible qu'ils commettent des erreurs», explique Aman. A l'évocation de la mort des trois bergers, il affirme sans trop de conviction ne pas avoir entendu parler de l'affaire.
Simple malentendu
Dans la ville, entre les bombardements aériens, les destructions commises par l’EI et les combats de la reconquête, aucune maison n’a été épargnée. Tous les biens personnels ont été pillés. Seule preuve d’une vie passée : deux cadavres en décomposition sur un tas de pierres froides. Devant ce désastre, les familles ne peuvent revenir peupler le cœur de Sinjar, réduit à des ruines. Les seuls habitants de cette ville fantôme sont les combattants kurdes qui luttent toujours contre l’EI, dont les premières positions sont encore à quelques kilomètres. Dans les rares bâtiments encore debout, les officiels ont installé leurs quartiers généraux. Tous, yézidis ou musulmans, qualifient la mort des trois bergers de simple malentendu. De la même manière, selon les commandants locaux, les maisons de sunnites brûlées par des yézidis à la libération ne sont pas grand-chose face à la destruction infligée à Sinjar lors des combats contre l’EI.
Jeu de poker
Pourtant, une fois la nuit tombée, dans un salon improvisé en dortoir, autour d'un poêle à gaz, les peshmergas musulmans sunnites laissent éclater leur colère. «Quand je porte les vêtements militaires, je ne crains rien. Mais dès que je les enlève, je sais que les yézidis peuvent me tuer à cause de ma religion», affirme Mohamad. Ce père de famille se bat pour libérer sa région de l'Etat islamique, mais il sait pertinemment qu'il ne pourra jamais rentrer chez lui. «A la libération, je suis allé voir ma maison. Elle était encore intacte. Mais dans les jours suivants, les yézidis l'ont brûlée. Si ma femme et mes enfants rentrent dans mon village, personne ne les protégera»,affirme Mohamad, assurant que des Kurdes musulmans sunnites ont aussi été tués dans le mont Sinjar alors qu'ils tentaient de fuir l'EI comme les yézidis. «Pourtant, les yézidis ont besoin des Kurdes musulmans pour revenir à Sinjar, car sans nous, ils seront tout seuls, entourés de villages arabes», renchérit Idris, un grand homme mince au regard doux.
Parallèlement aux désirs de vengeance entre communautés religieuses, se joue en effet une implacable lutte de pouvoir entre les diverses factions kurdes. En battant les cartes d’un jeu de poker, son voisin, Mahdi, peshmerga, accuse les rebelles turcs du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) de se servir des yézidis pour étendre les zones sous leur contrôle. Les combattants du PKK ont participé à la libération de Sinjar aux côtés de ceux du parti frère syrien, le PYD, et de leurs jeunes miliciens du YPG. Ils ont également formé une force yézidie locale.
Blagues stratégiques
Un dirigeant du PDK (le parti du président du Kurdistan irakien, Massoud Barzani) nous reçoit dans un grand salon aux fauteuils luxueux. Le visage impassible, il remercie poliment le PKK pour son aide et souhaite que les «forces étrangères rentrent chez elles, qu'elles quittent le Kurdistan irakien».
A quelques rues de là, Dilsher Karakul, un commandant du PKK, choisit, lui, de recevoir ses hôtes sur un balcon austère de l'ancienne école de Sinjar, entre blagues stratégiques et sourire jovial. Lorsqu'il parle du Kurdistan, il évoque la grande région historique qui s'étend de la Turquie à l'Iran en passant par la Syrie et l'Irak. «Nous nous sommes battus pour notre peuple aux côtés des peshmergas pendant onze mois, revendique le responsable du PKK. Nous n'avons pas d'alliance officielle avec les forces kurdes d'Irak, mais pour nous, c'était un devoir et un droit de participer à cette libération. Lorsque l'Etat islamique est entré dans Sinjar, il y a un an, les commandants locaux n'ont pas protégé les yézidis comme il le fallait. Les ancêtres des Kurdes sont les yézidis. Si les yézidis ne sont pas protégés, le Kurdistan entier est en danger.» Le PDK propose aujourd'hui de protéger cette communauté en faisant de Sinjar la quatrième province du Kurdistan irakien. Dilsher Karakul, du PKK, affirme pour sa part que la seule solution pour répondre aux tensions entre musulmans et yézidis serait un système démocratique local.
Bien loin de ces discussions politiques, dans le froid du mont Sinjar, les familles yézidies continuent de vivre sous des tentes. «Les partis ne sont venus que pour remuer des drapeaux, ils se fichent de notre sort, affirme une mère de famille. De toute façon, même s'il y avait de l'eau et de l'électricité à Sinjar, je ne rentrerais pas. Plus jamais je n'habiterai aux côtés des musulmans. Ce sont eux qui ont tué nos enfants.»
Plus dans le nord de l’Irak encore, près de Dohuk, Younes affirme quant à lui que si le gouvernement ne lui procure pas d’armes, il s’en chargera. Il récupérera ses moutons donnés à des familles yézidies et vengera la mort de son oncle.