Jour après jour, la Turquie, notamment les régions du Sud-Est peuplées en majorité de Kurdes, s’enfonce dans ce qui est déjà une guerre civile. Placées sous couvre-feu depuis des jours, des petites villes frontalières de la Syrie et de l’Irak, comme Cizre et Silopi, et même les quartiers centraux de la capitale régionale Diyarbakir, sont devenus des zones de conflit où les guérilleros kurdes du PKK affrontent l’armée et la police qui utilisent des hélicoptères et des chars. La «sale guerre» entre l’Etat et ce parti armé qui a fait depuis 1984 plus de 40 000 morts est repartie. Le processus de paix lancé en 2012 par le président islamo-conservateur, Recep Tayyip Erdogan - des négociations directes s’étaient ouvertes avec le leader historique du PKK emprisonné, Abdullah Ocalan -, est mort depuis l’été dernier. L’ouverture, lundi, d’une enquête judiciaire contre Selahattin Demirtas, le jeune leader de la formation prokurde HDP (Parti démocratique des peuples), pour «crime contre l’ordre constitutionnel» parce qu’il avait évoqué une autonomie des Kurdes, aggrave encore les choses.
Erdogan est le principal responsable de cette situation, même s'il n'est pas le seul. L'ampleur de la victoire de son parti, l'AKP, lors des législatives du 1er novembre, cinq mois après celles où il n'avait pas obtenu la majorité, avait redonné au président turc une incontestable légitimité, même si, pour arriver à un tel résultat, il avait polarisé à l'extrême le pays, ravivant toutes ses fractures entre Kurdes et Turcs, entre islamistes et laïcs, entre sunnites et alévis (fidèles d'une secte issue du chiisme). Toujours plus inquiets de ses dérives autoritaires depuis l'implacable répression des grandes manifestations du printemps 2013, les Vingt-Huit, à commencer par la chancelière allemande, Angela Merkel, n'en avaient pas moins décidé de relancer le processus d'adhésion de la Turquie à l'UE en échange de l'engagement d'Ankara à garder sur son territoire le maximum des 2,2 millions de réfugiés syriens qu'elle accueille. De par sa situation géopolitique, le pays est aussi un acteur majeur pour toute solution du conflit syrien. C'était une seconde chance pour Erdogan de retrouver en relançant les réformes une partie de la crédibilité perdue à Bruxelles comme à Washington.
Pris dans l'ubris d'un pouvoir qu'il veut sans partage, il s'enferre toujours un peu plus. La répression contre la presse critique s'est encore durcie. Mais c'est surtout par son intransigeance croissante sur la question kurde qu'il joue les boutefeux, au risque de plonger la Turquie dans la crise la plus grave de son histoire récente. Jamais Ankara n'avait dans le passé réussi à résoudre par la force le problème kurde - 12 millions des quelque 80 millions de citoyens du pays qui, dans cette République inspirée du modèle jacobin, demandent une certaine autonomie. La nouvelle donne régionale et la montée en puissance des Kurdistans d'Irak et de Syrie rendent encore plus illusoire l'issue militaire. Le HDP a réussi à franchir le seuil des 10 % pour être représenté au Parlement et il pourrait jouer un rôle clé pour une solution politique. Mais Erdogan préfère traiter Demirtas de «traître» et accuser les leaders du parti prokurde d'être des «marionnettes» du PKK. Ces tentatives de les mettre hors jeu ne peuvent que réjouir les chefs de la guérilla qui, dans leurs montagnes du nord de l'Irak, se veulent les seuls vrais représentants de la cause et promettent une lutte à outrance. L'engrenage vers le pire semble enclenché.