Spécialiste unanimement reconnu des relations internationales, Pierre Hassner scrute depuis plusieurs décennies la marche du monde et reconnaît que celui d'aujourd'hui, né de l'après-guerre froide, se caractérise «par une complexité mouvante, toujours plus mouvante et toujours plus complexe». Ce directeur de recherches honoraire au Ceri-Sciences-Po Paris a toujours préféré aux vastes sommes l'écriture courte et dense d'articles plus en résonance avec l'histoire immédiate. Son nouveau recueil, la Revanche des passions, après la Violence et la Paix (1995) puisla Terreur et l'Empire (2003), reprend nombre de ses contributions écrites jusqu'en 2013 pour analyser une nouvelle donne où «le grand défi n'est plus l'hégémonie mais le désordre». Une formule qui est celle de Zbigniew Brzezinski, l'un des grands penseurs démocrates de la stratégie américaine, qu'il a toujours apprécié. Cette thématique est au cœur de deux articles du livre : «Y a-t-il encore un système international» et «Feu (sur) l'ordre international». Pour certains experts ladite nouvelle donne implique le retour d'un nouvel ordre westphalien et du nationalisme alors que d'autres au contraire prédisent «la fin de l'Etat nation» comme la grande surprise du XXIe siècle. En fait, les deux visions ont leur part de vérité, comme le note Hassner, évoquant «des frontières plutôt stables par rapport à d'autres époques mais dont la nature se transforme sans cesse, les barrières surmontées par la communication tendant à être recréées par des murs ou par des frontières économiques, sociales, culturelles ou psychologiques entre sociétés ou à l'intérieur même des sociétés».
Dans ce monde chaotique, les passions sont au premier plan. Aujourd'hui c'est une évidence. Avec des approches différentes, cette idée a été traitée notamment par Dominique Moïsi de l'Ifri, dans la Géopolitique de l'émotion, ou par Bertrand Badie de Sciences-Po quand il évoque la revanche contre l'humiliation. Mais Hassner fut l'un des premiers à se focaliser sur ce thème. Arrivé de Bucarest dans l'après-guerre, ce normalien et ancien élève de Raymond Aron a toujours nourri ses réflexions géopolitiques de philosophie. Jamais cette dimension n'a été aussi flagrante que dans les premiers articles de ce recueil, notamment un texte, «La revanche des passions», écrit pour la revue Commentaire dès 2005, où il cite une phrase de son ancien maître à propos de la guerre d'Algérie : «Ceux qui croient que les peuples suivent leurs intérêts plutôt que leurs passions n'ont rien compris au XXe siècle.» Ni au XXIe.
Passions. Nourri de philosophie classique - il suivit les cours de Leo Strauss -, Pierre Hassner rappelle en citant Thucydide et Hobbes les trois passions fondamentales de l'homme en politique : «la peur ou la recherche de sécurité, l'avidité ou la recherche de biens matériels, et ce que l'on appellera selon les cas et les jugements de valeur l'honneur ou la vanité, la recherche de la gloire ou celle de la reconnaissance». La plus redoutable et la plus forte de ces passions est «la vraie peur qui est un délire furieux», surtout quand elle se conjugue à la haine comme le notait Bernanos dans les Grands Cimetières sous la lune, pamphlet contre les exactions franquistes. Le monde de l'après-11 Septembre, hanté par le terrorisme, est un monde de la peur, surtout dans des sociétés occidentales qui l'avaient oubliée. «Nous sommes entre deux peurs : on a raison d'avoir peur du terrorisme mais aussi d'avoir peur des mesures qu'on prend contre le terrorisme», dit Hassner dans un entretien avec Joël Roman, de la revue Esprit, qui sert de postface au volume.
Identités. Mais les thèmes abordés dans le livre sont encore plus vastes. Il y a de stimulantes réflexions sur la notion de guerre juste mais aussi sur le bilan des interventions internationales menées au nom de l'humanitaire. L'auteur s'interroge sur la notion de patrie et le «pieux mensonge» que préconisait Platon dans la République, afin de convaincre les enfants dès leur plus jeune âge que la terre de leur cité est leur véritable mère. Un débat que l'on retrouve à l'âge des Lumières opposant Montesquieu - «Je suis homme avant d'être français parce que je suis nécessairement homme et ne suis français que par hasard» - à Rousseau : «Tel philosophe aime les Tartares pour être dispensé d'aimer ses voisins.» Face au choc des identités, il s'interroge aussi sur la construction européenne et ce que peut signifier l'être européen. Et s'il rappelle qu'il faut se méfier des identités, il souligne aussi qu'«on ne peut accéder à l'universel sans médiation et c'est ce qu'exprime l'idée d'universalisme pluriel».