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Libération
Verbatim

«Dans Diyarbakir sous couvre-feu, les Kurdes peinent à survivre»

Sedat Yilmaz, journaliste, vit depuis un mois dans la capitale régionale, devenue zone de guerre.
Sedat Yilmaz (photo DR)
publié le 12 janvier 2016 à 20h31

«Aujourd'hui mardi, c'est le 42e jour de couvre-feu dans le quartier de Sur, au cœur de la ville fortifiée de Diyarbakir à majorité kurde, dans l'est du pays. Cent vingt mille habitants, pour la plupart des gens pauvres qui avaient dû quitter leur village ou hameau détruits par l'armée dans les années 90, y vivaient avant les affrontements. Ils s'étaient installés dans des vieilles maisons, ajoutant un étage ou deux. Plusieurs familles cohabitent dans une seule maison. Il y a parfois 30 à 40 personnes dans un seul appartement.

L’ensemble du district est assiégé par les forces de l’ordre équipées de blindés. L’entrée et la sortie du district sont strictement contrôlées. Fouilles des sacs, contrôles des cartes d’identité… Si vous n’habitez pas Sur, la police peut vous interdire d’y entrer. Si elle a des doutes, elle vous arrête… C’est grâce à la solidarité entre les familles et les voisins que les habitants arrivent à se procurer de quoi survivre. Pain, eau potable, légumes et fruits… Ils épuisent leurs stocks. Dans les quartiers non soumis au couvre-feu, les gens doivent rentrer chez eux avant la tombée de la nuit. Sinon, ils risquent d’être arrêtés ou de se perdre. A Sur, les tireurs d’élite tirent sur tout ce qui bouge. J’ai vu (lundi) des corps morts de chats, de poulets, même d’un âne, au milieu de la ruelle. Ça doit être des animaux terroristes !

«Les dix premiers jours, 30 % à 40 % de la population a quitté Sur, drapeau blanc à la main. Ils se sont installés chez leurs parents ou amis ailleurs à Diyarbakir ou dans leurs villages. Ceux qui n'ont personne pour les recevoir vont vers les hôpitaux pour se soigner ou y passer la nuit. Parfois, pendant une semaine ou dix jours, jusqu'à ce que les médecins les renvoient. Leur moral est au plus bas. "Ma maison a été complètement détruite par les bombes. Je peux la reconstruire. Mais pas si les policiers et soldats restent là", m'a dit un vieux. Au départ, il y a à peu près un mois, il y avait trois points de vue parmi la population. Les premiers s'opposaient catégoriquement aux barricades et aux fossés installés par les milices pour protéger le quartier et empêcher les arrestations. Les seconds croyaient que les barricades et les fossés les protégeaient. Enfin, un troisième groupe était entre les deux. Maintenant, ce groupe estime que les attaques contre leur quartier n'ont rien à voir avec les barricades ou fossés. "A Siirt , à Van, ou ailleurs, il n'y a ni barricades ni fossés, mais l'armée turque attaque encore", disent-ils.

«Selon un bilan officiel, "18 terroristes ont été tués à Sur" pendant les douze premiers jours du couvre-feu. Ce n'est pas vrai, car il n'y a ni nom, ni photo, ni corps de ces soi-disant terroristes. Nous savons qu'en tout, 23 civils, dont 5 enfants et 8 femmes, ont été tués par balles depuis le début du couvre-feu. Voir le cadavre d'un parent, d'un ami, d'un voisin rester pendant une semaine dans la rue a beaucoup démoralisé les habitants. Même les religieux ne croient plus à la fraternité de la communauté islamique. "Si nous sommes tous musulmans, alors pourquoi certains brûlent-ils nos maisons et d'autres reçoivent-ils des balles dans la tête ?" se demande l'imam du quartier. Quant aux jeunes privés d'école, ils ne croient qu'à une seule solution : la violence et la lutte armée.

«Ceux qui ont un peu de connaissance de l'histoire du pays disent "A bas Malazgirt !" [du nom de la bataille, en 1071, qui a permis aux Turcs de s'installer en Anatolie alors que les Kurdes y résidaient déjà, ndlr]. La rupture entre Kurdes et Turcs se renforce. Mais pire, les gens n'ont plus de futur ou d'espoir. Les femmes à qui j'ai parlé m'ont paru plus fortes que les hommes. Mais je dois avouer que la majorité des gens de Sur ne savent pas ce qui va se passer demain. Leur attente est pleine de doute et de peur.»