«Le 26 novembre, notre directeur [du journal Cumhuriyet Gazetesi, ndlr], Can Dündar, a été incarcéré, accusé d'espionnage, de divulgation de secrets d'Etat et de trahison pour avoir publié des papiers démontrant le transfert d'armes des services secrets turcs aux jihadistes en Syrie. On essaie de continuer à travailler comme avant. Nous faisons toujours nos trois réunions de rédaction quotidiennes. Auparavant, c'était Can qui avait le dernier mot ; en son absence, on décide collectivement. Mais nous avons voulu aussi symboliquement protester contre cette scandaleuse arrestation en tenant une réunion du comité de rédaction devant la prison de Silivri [à Istanbul] où se trouvent Can et notre chef du bureau d'Ankara, Erdem Gül. Nous voulions manifester notre solidarité avec nos collègues emprisonnés, mais aussi attirer l'attention de l'opinion publique en Turquie et à l'étranger : et je crois que nous avons bien réussi.
«Notre journal a presque toujours eu des problèmes avec les pouvoirs en place. Nous avons des difficultés de communication avec le gouvernement actuel, mais surtout avec la police et les forces de l'ordre. Je parle au niveau technique, professionnel. Mais nous avons eu et nous avons toujours de très bonnes relations avec nos sources d'information, avec nos lecteurs, avec l'homme de la rue. Mais ces derniers temps, ils nous avertissent : "Faites attention, ils peuvent vous arrêter, ils peuvent nommer un administrateur à la tête du journal et faire de Cumhuriyet un quotidien gouvernemental." Je dois avouer que nos lecteurs sont solidaires. La raison est simple : Cumhuriyet est un des rares quotidiens qui essaie de relater les vérités. C'est pour la même raison que le palais présidentiel [Recep Tayyip Erdogan] et le gouvernement tentent d'étouffer nos voix.
«Personnellement, je n'ai pas peur. Parce que je sais que si le pouvoir désire nous faire du mal, il peut le faire facilement. Il peut nous arrêter, nous battre, nous tuer. Le pouvoir trouvera toujours un prétexte pour réprimer un journal comme Cumhuriyet. Il n'a pas besoin de motif pour arrêter un correspondant. Il peut même montrer des messages qu'on reçoit sur les réseaux sociaux comme preuve de délit. Au journal, mes collègues sont inquiets. Ils croient - et ils ont raison de le croire - que le pouvoir politique peut à tout moment interdire ou attaquer violemment Cumhuriyet.
«Vous voyez ce qu’ils font à nos collègues kurdes ? Nous avons des difficultés techniques dès qu’il s’agit d’informations en provenance du gouvernement. Leurs déclarations sont la plupart du temps inexactes et incomplètes. Nous perdons beaucoup de temps pour rédiger un papier correct et juste, pour trouver l’ensemble des éléments d’une information touchant le gouvernement. Au stade de la publication, nous nous demandons longuement si le parquet nous poursuivra pour ce papier ? Peut-on le défendre correctement devant les juges ? Il est effectivement difficile de faire du journalisme dans un pays où la liberté d’expression et celle de la presse sont vraiment très restreintes. Mais on essaie quand même de faire de notre mieux…