Six ans après le séisme qui frappa Haïti le 12 janvier 2010, Caterina Clerici et Kim Wall, deux journalistes indépendantes, ont visité le pays le temps de quatre chapitres géographiques et thématiques, afin de comprendre comment le tourisme peut définitivement transformer le pays - pour le meilleur ou pour le pire. Ce projet a été financé par le European Journalism Center, aux Pays-Bas.
Aussi inimaginable que cela paraisse, il y eut une époque où Haïti- la Perle des Antilles - était le dernier lieu à la mode, tout comme Cuba. Mondains, bohèmes et artistes débarqués de bateaux de croisière investissaient la magnifique architecture de Port-au-Prince, ses casinos et ses clubs de jazz. A la Belle Epoque d’Haïti, tous les chemins menaient à l’Hôtel Oloffson, l’une des plus belles bâtisses de style pain d’épices de toutes les Caraïbes. Hôpital pendant l’occupation américaine il y a un siècle, il fut transformé en hôtel en 1935 par le capitaine suédois Werner Gustav Oloffson. Jackie Onassis y faisait de fréquentes apparitions et Harold Pinter se maria dans ses luxuriants jardins.
Havre favorisant la créativité, l'hôtel servit de cadre au roman Les comédiens, de Graham Greene, ainsi qu'à son adaptation cinématographique avec Elizabeth Taylor et Richard Burton interprétant des amants secrets sur fond de montée de la dictature.
Ses tours gothiques et son air d’aimable maison fantôme (un marine américain se serait amusé à effrayer les visiteurs) inspirèrent la demeure de la famille Addams. Puis, alors que le tourisme caribéen explosait pour devenir un secteur à un milliard de dollars, du jour au lendemain l’épidémie de VIH et le chaos Duvalier des années 1980 anéantirent celui qui en avait été le pionnier. Aujourd’hui, un groupe de kompa fatigué accueille les passagers qui débarquent à l’aéroport de Port-au-Prince, qui n’a toujours pas de tour de contrôle.
Hanté surtout par sa propre nostalgie, l'Oloffson aussi est sous respirateur artificiel. «Cela fait des dizaines d'années que les médias ne donnent que des mauvaises nouvelles, déplore Paul Clammer, auteur de l'unique guide de voyage contemporain sur Haïti. Qui voudrait aller en vacances dans un pays qui n'a que de mauvaises nouvelles?»
À lire aussil'épisode 1 de la série: Embarquement pour Labadee, Versailles des Caraïbes, «prison pour touristes»
Quasiment le monde entier - des présidents américains, Wyclef Jean, des groupes chrétiens, des médecins cubains, le groupe indé Arcade Fire - a tenté de sauver ce pays rangé dans la catégorie des nations sinistrées d’un point de vue du développement. Réaliser un guide touristique peut sembler surréaliste mais après tout, les dizaines de milliers de missionnaires, de travailleurs humanitaires et de personnels de l’ONU qui se rendent dans le pays chaque année ont aussi besoin de se prévoir des week-ends d’escapade.
Malgré leurs efforts, Haïti, dont les deux-tiers de la population vivent sous le seuil de pauvreté national, figure toujours parmi les pays les plus endettés et les plus corrompus du monde. Le ministère du Tourisme vient de se lancer dans une croisade pour attirer de nouveau les étrangers pour les vacances, pas pour du bénévolat, faisant le pari qu'au final, cela aidera Haïti à s'aider lui-même. «C'est une mauvaise blague, qu'on ne puisse pas parler d'Haïti sans dire que c'est le pays le plus pauvre de l'hémisphère», regrette Paul Clammer. «Ce n'est pas parce qu'un pays a des problèmes qu'il ne mérite pas d'être visité. J'aimerais qu'on puisse traiter Haïti comme un pays normal.»
Ce monde, et le prochain
Une vieille dame vêtue d’une robe rouge se réveille et allume sa pipe au milieu des tombes. Au-dessus d’elle se dresse Baron Samedi, le maître de la mort et de la résurrection: c’est un squelette peint à la main, coiffé d’un haut-de-forme, célèbre pour son goût des cigares, du rhum et des blagues salaces, et qui possède les mortels durant les cérémonies du vaudou. François Duvalier, Papa Doc, qui l’incarnait, fut enterré à quelques pas de là avant que des pilleurs de tombes ne découvrent que sa dépouille avait mystérieusement disparu. Dans le Grand cimetière de Port-au-Prince, la frontière entre ce monde et le prochain était déjà ténue avant le tremblement de terre. L’après-midi de ce 12 janvier 2010 était bien avancé lorsque le sol s’est mis à trembler. Certaines maisons, faites en ciment de mauvaise qualité, sont tombées tout de suite, d’autres se sont émiettées morceau par morceau. La plupart avaient des gens à l’intérieur. Jamais le cimetière n’avait connu une telle activité. Plus de 220 000 personnes sont mortes écrasées sous les décombres (316 000 selon le gouvernement) et leurs corps se sont amoncelés, dégageant une odeur bientôt insoutenable. Ceux qui avaient eu la chance de rester en vie se sont fait racketter par les entreprises de pompes funèbres menaçant de jeter leurs proches dans des fosses communes, dont certaines contenaient plus de 7 000 corps. Avec plus de 1,5 million de personnes devenues sans abri du jour au lendemain, la nécropole devint un refuge aussi pour les vivants, qui ramassaient ce qu’ils pouvaient parmi les tombes pour la plupart intactes afin de s’abriter. Onze jours et plus de cinquante répliques sismiques plus tard, la recherche des survivants fut officiellement arrêtée.
«Les chrétiens disent que ceux qui pratiquent le vaudou vont en enfer, et que eux vont au paradis» raconte George Renée, qui gagne sa vie comme «guide touristique spirituel» et dont la femme est enterrée non loin. «Ils pensaient que ce serait surtout les gens du vaudou qui mourraient- mais tout le monde est mort dans le tremblement de terre.» Les églises ont décrété que c'était de la faute du vaudou: la catastrophe, affirmèrent-elles, les avait frappés à cause du pacte d'Haïti avec le diable - une référence à la révolution du Bois-Caïman de 1791, qui culmina avec la fière indépendance du pays.
7 milliards de dollars consacrés à la reconstruction
Peu de temps après le séisme, Haïti a été proclamé république des ONG; des milliers d'organisations humanitaires reconnues d'intérêt public se sont mobilisées et plus de 7 milliards de dollars ont été consacrés à la reconstruction. Les stigmates qui marquent la pratique du vaudou ont garanti que la plus grande partie des subsides aille à des institutions chrétiennes, déclenchant des conversions opportunistes et des crimes de haine contre des vodouisants, des incendies de temples et des lynchages de prêtres accusés d'être responsables de l'épidémie de choléra. «Quand les gens qui pratiquent le vaudou meurent, ils disent "on traverse"» explique George Renée. «Traverser - ça veut dire qu'on va dans un monde différent.» Mais beaucoup des victimes du tremblement de terre ne sont pas parties paisiblement, ajoute-t-il. Frappées juste avant le dîner, elles sont mortes le ventre creux et s'attardent dans les rues, confuses et affamées, et hantent leurs familles à coup de migraines ou de mauvais coups du sort. Chaque fois que George Renée rend visite à la tombe de sa sœur, il apporte à manger.
Aux portes du cimetière, on peut acheter des icônes de saints, des poupées et du rhum: comme on dit ici, Haïti est à 70% catholique, à 30% protestante et à 100% vaudoue. Lors de son âge d'or, George Renée faisait fièrement découvrir ses trésors cachés aux touristes. Monument mémoriel à la catastrophe la plus dévastatrice d'Haïti, le cimetière est aujourd'hui désert, uniquement fréquenté par des chèvres errantes, des personnes déplacées et, bien entendu, les lwas omniprésents. Diabolisé et traité comme une force obscure, le vaudou haïtien, qui a survécu insolemment à des siècles de tentatives d'éradication, a été une source de réconfort au milieu du traumatisme et un véhicule permettant de faire revenir ses victimes à la vie. Non loin, le collectif artistique imprégné de vaudou Atis Rezistan a transformé les débris et les crânes humains qui jonchaient les rues en installations renommées dans le monde entier. «Après le tremblement de terre, nous avons eu beaucoup de matériaux pour travailler» se souvient, empreint de gravité, Eugène André, un de ses principaux artistes.
Jalousie, le bidonville dans les cieux
Vert vif, pêche, bleu layette, rose et violet: Jalousie est un arc-en-ciel pastel. En surplomb du paysage urbain de Port-au-Prince, ce bidonville accroché à la colline, autrefois tout gris, ressemble à une œuvre de l’artiste haïtien Préfète Duffaut, célèbre pour ses interprétations naïves et utopiques de «villes dans les cieux». Ce qui est exactement le but recherché.
Tout Port-au-Prince s'étale au pied de la maison de Finelia Volmar, avec des montagnes embrumées pour toile de fond: quelque trois millions de personnes dans une ville planifiée pour en accueillir trois fois moins. Sa maison à elle est orange vif et renferme une pâtisserie où elle vend du cake à la banane et des cupcakes. Ce n'est pas le bidonville le plus pauvre de la ville, même si l'eau est acheminée par camions et que l'électricité ne va pas de soi. Peindre sa maison n'était peut-être pas une priorité pour Finelia, mais au moins elle a pu choisir la couleur. «Je ne sais pas pourquoi ils ont fait ça» dit-elle en haussant les épaules. «Mais c'est une bonne idée. Avant que ça ne devienne trop gris. Maintenant c'est plus joli.» Le coup de peinture sur le bidonville a été ordonné par le président Michel Martelly en personne en 2013. Réalisée en même temps que l'ouverture de l'Occidental Royal Oasis Hotel, un nouvel hôtel cinq-étoiles dont les fenêtres s'ouvrent sur le bidonville, cette initiative à 1,4 million de dollars a suscité la polémique: «du rouge à lèvres sur un cochon» ont hurlé les médias, du «botox urbain», un «lifting de bidonville»—symbole des remèdes cosmétiques lapidaires imaginés par le régime pour traiter des problèmes fondamentaux.
Le nom du projet- «Beauté contre pauvreté: Jalousie en couleurs» - illustre une fausse dichotomie appliquée à Haïti bien plus souvent qu’à d’autres destinations sous-développées d’un point de vue touristique.
Il se trouve que le quartier embelli de Jalousie fait face au Beverly Hills d'Haïti, le clinquant Pétionville où les habitants du bidonville descendent à pied tous les jours pour travailler comme domestiques, serveurs, chauffeurs et jardiniers dans les maisons bourgeoises. Si Haïti est une république des ONG, Pétionville en est la capitale : un refuge sécurisé pour diplomates, hommes d'affaires, politiciens (dont le président qui a commandé la peinture) et travailleurs humanitaires, et parsemé de studios de yoga, de restaurants français, de bars à jus bio et du seul parcours de golf d'Haïti, pratiquant des prix comparables à ceux de New York. C'est aussi le nouveau Ground Zero du tourisme: derrière les murs d'enceinte et les dispositifs de sécurité privés, des centaines de chambres sont venues s'ajouter aux hôtels existants. Le milieu de l'aide humanitaire lui-même, prenant le train en marche, en a fait construire : l'année dernière, un Marriott, cofondé par la Clinton Foundation et la Banque Mondiale, a ouvert dans le centre. Il propose des buffets de petits-déjeuners à 24 dollars à ses clients et «175 emplois durables» aux Haïtiens. «C'est un peu ridicule qu'une si grande partie des reconstructions à Haïti ait été consacrée aux hôtels de luxe» estime Jonathan Katz, auteur et journaliste qui a enquêté sur le secteur de l'aide humanitaire après le séisme.
Si le tourisme n'a rien d'intrinsèquement mauvais, la plupart des visiteurs évitent probablement la ville - comme ils le feraient pour Kingston en Jamaïque. Katz qualifie le secteur de l'aide humanitaire, quasiment sans aucune réglementation et atteint d'une corruption endémique, de «désastre quasi-total.» La plus grande partie de l'argent se volatilise avant même d'avoir atteint le pays. «Le fait que tous ces hôtels soient érigés à Port-au-Prince montre qu'ils ne sont pas construits pour les touristes mais pour les travailleurs humanitaires et pour d'autres investisseurs» poursuit Katz. «Donc dans un sens, quelqu'un comme Bill Clinton construit un peu cet hôtel pour sa pomme.»
Jalousie figure en bonne place sur la liste des incontournables touristiques de Port-au-Prince, tout en n'y étant pas vraiment : si le photographier est un must, rares sont les visiteurs qui gravissent ses escaliers abrupts. Ses bâtiments, comme une grande partie de Port-au-Prince, ont été faits en ciment, dilué avec trop d'eau, le tout renforcé au sable. Malgré la devise de la communauté internationale «mieux reconstruire», le quartier est devenu une zone de relocalisation pour ceux qui ont quitté les camps de déplacés, et personne ne peut savoir si les nouvelles maisons sont conçues pour résister à un séisme. Sous les pieds des habitants, une ligne de fracture attend son heure. «On regarde ces matériaux bruts et on imagine ce qui se passerait s'il y avait un nouveau tremblement de terre, et je crois que le résultat serait le même, avance Katz qui a examiné minutieusement les protocoles non respectés de construction de la ville. Bien que dans le cas de Jalousie, évidemment une partie des décombres serait peinte en rose et bleu.»
R.A.M : rock’n’roll, vaudou et shiny happy people
Tous les jeudis à minuit, l'Oloffsson endormi revient à la vie, réminiscence du temps où l'hôtel était l'épicentre de la vie nocturne de Port-au-Prince. Les 13 membres de R.A.M, le groupe maison de mizik rasin, jouent leur mélange caractéristique de rock'n'roll, d'anciens rythmes vaudous et de paroles rebelles toutes les semaines depuis 23 ans. Ce groupe est l'une des institutions les plus inébranlables d'un pays qui ne cesse de rappeler à ses habitants les incertitudes de la vie. Les expatriés dansent aux côtés des hipsters locaux et boivent de la bière Prestige près d'un bar en acajou fabriqué à partir de la table de billard des marines américains. Les chauffeurs de leurs jeeps blindées attendent dehors. Ils ne sont pas censés être là: en pleine Zone rouge de la ville, la fête se termine des heures après le couvre-feu de l'ONU. «Vous savez, quoi qu'il arrive: coups d'Etat, ouragans, manifestations, peu importe - le jeudi soir on vient tous à l'Oloffson et on prend du bon temps, s'enthousiasme Richard Morse, chanteur de R.A.M. et propriétaire de l'hôtel. Les gens viennent, ils dansent, ils chantent, ils boivent, ils mangent, ils s'amusent et nous continuons à jouer- nous continuons à jouer.»
A Haïti, musique et politique vont souvent de pair: le président lui-même a commencé comme musicien de kompa sous le nom de «Sweet Micky». Morse, qui se trouve être son cousin, est l'un des dissidents les plus véhéments d'Haïti et partage avec ses 28 400 followers de Twitter son indignation sur tous les sujets, de la fraude électorale à l'impérialisme américain. Entre ses mains, l'Oloffson a ressuscité juste à temps pour l'ère Duvalier. Les titres sordides annonçant des coups d'Etat et le chaos ont remplacé les carnets de voyage romantiques, et les correspondants de guerre ont pris la place des jetsetters. Et puis eux aussi se sont calmés.
«Greenwich Village des tropiques»
Des panneaux peints à la main sur les portes des suites rappellent l'âge d'or du «Greenwich Village des tropiques»: Mick Jagger, Charles Addams, Graham Greene. «Cette nouvelle campagne touristique ne concerne pas l'Oloffson, ni ce que nous représentons ici à Haïti, siffle Morse, amer. J'ai connu beaucoup de gouvernements, et j'en ai critiqué beaucoup, mais jamais ils ne m'ont coupé l'électricité.» Selon son propriétaire, le régime est bien déterminé à fermer le jalon touristique le plus emblématique de Port-au-Prince, peut-être même d'Haïti: l'Hôtel Oloffson n'est plus alimenté en électricité et tourne grâce à des batteries et des générateurs depuis plus d'un an. A quelques minutes seulement du palais présidentiel, sa désignation dans la «Zone rouge» l'avait déjà mis hors de portée de nombreux étrangers. Un soir, la police a déboulé au milieu de la soirée R.A.M et arrêté un percussionniste. «C'est la bonne vieille politique à l'ancienne qu'on voit là» s'indigne Morse, écartant l'idée que les hôtels de luxe de la capitale s'inscrivent dans une organisation de blanchiment d'argent. «Vous dites que vous êtes "ouvert aux affaires" et vous n'organisez pas d'élections et les gens sont dans la rue? Le tourisme doit être du tourisme pour les Haïtiens, pour les gens d'affaires et les entrepreneurs haïtiens. Ça ne peut pas être juste pour le ministère du Tourisme et ses amis».
Intégralement fabriquées en bois, les maisons de style pain d'épices ont été conçues pour résister aux tremblements de terre, et l'insubmersible Oloffson allait afficher complet une dernière fois. Lorsque les journalistes y sont retournés pour couvrir les suites de la catastrophe de 2010, les clients y dormaient à sept dans une chambre simple et les jardins étaient couverts de matelas. Avec beaucoup de visages familiers, «c'était comme des retrouvailles», se souvient Morse. Désabusé par la politique mais confiant dans une renaissance du tourisme, Morse insiste: pour lui, le seul obstacle d'Haïti, c'est le gouvernement. «Vous savez, il faut commencer par le sommet» explique-t-il. «Si en tant que gouvernement vous voulez vraiment développer le tourisme, il faut respecter les règles du jeu, il faut créer une stabilité. C'est comme ça que ça marche. Si vous avez la paix, les gens viendront - parce qu'ils ne sont encore jamais venus ici.»
Projet soutenu par le European Journalism Centre