En quarante-huit heures, du 7 au 8 janvier, la Libye a offert un condensé de cinq ans de débâcle. 7 janvier à 8 h 30 : au volant d’un camion-citerne d’eau, un kamikaze de l’organisation Etat islamique (EI) se fait exploser dans l’école de formation des gardes-côtes de la ville de Zliten, dans l’ouest du pays. Avec au moins 65 victimes, il s’agit de l’attaque la plus meurtrière depuis 2011. Le même jour, une voiture piégée explose à un barrage de Ras Lanouf, à l’est. L’opération est également revendiquée par l’EI.
Par ce double attentat, le groupe terroriste prouve qu'il peut frapper en même temps les deux autorités rivales, celle de Tripoli à l'ouest et celle de Tobrouk à l'est. Avec son fief de Syrte acquis en février, le mouvement jihadiste est à moins de 200 km des principaux terminaux pétroliers d'As-Sidra et de Ras Lanouf. S'il semble que l'Etat islamique ne soit pas en capacité de déloger les gardes des sites pétroliers du chef militaire Ibrahim Jedran, l'attaque du 7 janvier montre qu'il peut endommager les infrastructures pétrolières. A Zliten, la cible n'a pas été choisie par hasard non plus. Les garde-côte ont pour rôle, entre autres, de surveiller l'arrivée de marchandises illégales, notamment les armes destinées au port de Syrte. Après cette journée sanglante, Martin Kobler, le chef de la mission de l'ONU en Libye (UNSMIL), a exhorté Tripoli et Tobrouk à cesser leur division : «La Libye ne peut se permettre de rester divisée face à une telle menace terroriste.»
Bunkeriser. Depuis l'été 2014, le pays est politiquement scindé : d'un côté, le Congrès général national (CGN) de Tripoli aux mains des islamistes conservateurs soutenus par les brigades révolutionnaires les plus dures ; de l'autre, la Chambre des représentants de Tobrouk, modérée, et alliée à des anciens kadhafistes. En septembre 2014, l'UNSMIL ouvre un dialogue qui aboutit, le 17 décembre 2015, à la signature d'un accord qui prévoit la mise en place d'un gouvernement d'union nationale. C'est dans ce cadre que, le 8 janvier, Federica Mogherini, la haute-représentante de l'UE pour les Affaires étrangères, est à Tunis pour rencontrer Faez Serraj, le Premier ministre du futur exécutif libyen. Il doit dévoiler le gouvernement ce dimanche 17 janvier. L'Italienne promet au Libyen, qui est un quasi inconnu dans son pays, 100 millions d'euros d'aide. Une somme conséquente pour un Etat dont la société d'analyse financière, The Economist Intelligence Unit, prévoit une contraction de 8,4 % du PIB en 2016. Sauf que le versement est soumis à condition : que le gouvernement soit apte à travailler à Tripoli, ce qui est loin d'être acquis. La ville de Misrata, le principal soutien militaire et économique du CGN, pousse pour l'accord de l'ONU. Mais Nouri Abou Sahmein, le président de l'Assemblée de Tripoli, refuse de laisser sa place.
L'idée d'une zone verte dans la capitale pour héberger le gouvernement fait son chemin. Les experts en sécurité des Nations unies étudient la faisabilité de bunkeriser des zones de Tripoli. Le député français Philippe Baumel (PS), corapporteur d'une mission d'information sur la Libye, a évoqué la possibilité d'envoyer des Casques bleus. Ali Tekbali, membre de la Chambre des représentants de Tobrouk, avertit : «Il y aura des assassinats et des attaques comme à Bagdad. Imposer un gouvernement aussi faible mènera au démantèlement du pays.» Federica Mogherini a fait une seconde annonce le 8 janvier : la communauté internationale n'interviendra militairement qu'à l'appel du gouvernement d'union nationale. Une annonce à deux niveaux de lecture : montrer que la souveraineté du pays est respectée… tout en préparant le terrain militaire.
Convoi. «Le roulement des tambours de guerre occidentaux est de plus en plus fort en Libye», estime Mattia Toaldo, analyste au Conseil européen pour les relations internationales, se référant au plan de l'Africom, le commandement unifié des Etats-Unis pour l'Afrique, qui a fait de la Libye sa seconde priorité sur le continent afin de «contenir et réduire» l'EI, dont ils estiment les combattants à environ 3 500 dans le pays. Pour Mohamed ben Lamma, professeur assistant de sciences politiques à l'université Azzaytuna de Bani Walid en Libye, la situation inextricable dans laquelle se trouve le pays est avant tout l'échec de la diplomatie internationale : «L'ONU n'a jamais ouvert la discussion aux tribus qui ont soutenu Kadhafi, comme les Warfallas, les Warshefanas ou encore les Megaras, alors qu'ils représentent environ 30 % de la population. L'Etat libyen ne peut se construire qu'à partir de sa base tribale, sinon le chaos perdurera.» Il pointe aussi la mauvaise gestion du cas Khalifa Haftar. L'ex-général sous Kadhafi est le bras armé de Tobrouk, qui pousse à sa nomination à la tête de la future force de défense nationale. A Tripoli, même chez les plus modérés, on refuse qu'il occupe une quelconque position officielle.
Cet imbroglio, Faez Serraj en a été témoin et victime le 8 janvier. Après sa rencontre avec Federica Mogherini, lui et son équipe s’envolent pour Zliten, afin de rendre hommage aux morts de l’attentat de la veille. C’est la première fois que l’embryon du futur gouvernement d’union nationale pénètre le territoire libyen. Au retour, le convoi est contraint de rebrousser chemin à cause de tirs entendus au loin. Des membres de brigades auraient essayé d’attaquer Faez Serraj. Finalement, ces derniers parviennent à prendre l’avion à Misrata, à 70 km à l’est de Zliten, vers 1 h 30 du matin pour Tunis. Un bizutage mouvementé qui clôt une séquence de deux jours confuse, à l’image de la Libye.