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Libération
Haïti, six ans après (4/4)

Cascades, falaises, surfeurs, rhum et «volontourisme»

Grandes destinationsdossier
Le troisième reportage de notre polyptyque consacré aux enjeux touristiques d'une Haïti post-séisme s'arrête à Bassin Bleu avec ses cascades bleu cobalt, mais aussi dans la belle rue du Commerce, dont les couleurs font penser à la Bourbon Street de la Nouvelle-Orléans.
(Caterina Clerici)
par Caterina Clerici et Kim Wall, Photographe
publié le 16 janvier 2016 à 11h44

Six ans après le séisme qui frappa Haïti le 12 janvier 2010, Caterina Clerici et Kim Wall, deux journalistes indépendantes, ont visité le pays le temps de quatre chapitres géographiques et thématiques, afin de comprendre comment le tourisme peut définitivement transformer le pays – pour le meilleur ou pour le pire. Ce projet a été financé par le European Journalism Center, aux Pays-Bas.

Bassin Bleu, qui porte bien son nom, est d’un bleu cobalt profond et hypnotique. Les nymphes des eaux qui, paraît-il, vivent dans ses grottes fuient dès qu’elles entendent le pas d’un humain, mais le majestueux silence est à peine perturbé par un homme solitaire qui nage dans l’eau fraîche. Tout au fond vivent des sirènes, dit la légende : il arrive que les hommes vierges qui y plongent ne refassent plus jamais surface. Un crayon gras est accroché à la paroi rocheuse déjà recouverte d’initiales délavées, de graffitis et de mots d’amour. Isabella et Carl Jean, couple en maillots de bain venu de Port-au-Prince, inscrivent leurs noms. Si les cascades ont toujours été une destination sacrée pour les vaudouisants, eux viennent dans le cadre d’un autre genre de pèlerinage : c’est la dernière étape de leur circuit d’exploration des sites les plus spectaculaires d’Haïti avant de retourner à la ville.

«Ce sont des merveilles du monde» s'extasie Carl, professeur d'anthropologie. «A cause de l'image qu'on nous en montre, les gens de l'extérieur qui veulent venir à Haïti réfléchissent à deux fois avant d'acheter un billet et encore plus avant de monter dans l'avion. Mais Haïti n'est pas comme ça.»

Bassin Bleu est très facile à visiter depuis Jacmel, la capitale culturelle d'Haïti qui s'étire le long de la côte azur, ses rues en quadrillage à peine visibles dans la brume matinale lorsqu'on gravit les routes de montagne recouvertes de gravier. Pour l'instant, la plupart des visiteurs sont des adolescents de villages voisins qui viennent pour échapper à la chaleur gluante de l'été. Des blancs finissent par apparaître : c'est un groupe de lycéens d'une école catholique d'Angleterre. Il n'a pas été facile de convaincre les parents, admet le principal : le voyage n'a pas été approuvé sans réserve. «Je m'attendais à ce que ce soit plus négatif que ça ne l'est en réalité, s'étonne le frère Francis Pattinson. Même si la situation politique m'inquiète toujours.» Selon l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime (UNODC) cependant, le taux de morts violentes en Haïti figure parmi les moins élevés des Caraïbes – moitié moins qu'en République dominicaine, et un quart de moins qu'en Jamaïque. La réputation de dangerosité du pays rend Carl Jean, qui a vécu à Atlanta, plutôt perplexe. «Je dois avouer que j'ai plus peur quand je voyage aux Etats-Unis à cause des gangsters que quand je suis à Haïti

Surfeurs et volontourisme

A trois heures de routes sinueuses et à mille lieues de Port-au-Prince, Jacmel la balnéaire, lieu imprégné de lenteur et de paix, est terriblement pittoresque. Sa promenade arbore l’inscription «Welcome to the beach» écrite en mosaïques. A l’instar d’autres initiatives comme des festivals de cinéma et de jazz, il s’agit d’un investissement du ministère du Tourisme visant à mettre en avant l’image de capitale culturelle de la ville. Attirés par sa scène artistique légendaire et par sa majesté coloniale à fanfreluches, les artisans y gravitent depuis des siècles et, chaque matin, alignent leurs chefs-d’œuvre à vendre. La promenade est animée par les cours de fitness de sa toute nouvelle salle de gym extérieure, mais pas le moindre étranger à l’horizon.

A quelques kilomètres plus à l'est s'étend l'éblouissante plage de Kabik. Le week-end, elle se couvre de véhicules de l'ONU mais la plupart du temps, les jeunes surfeurs locaux l'ont pour eux seuls. «Pour l'instant, c'est encore principalement du "volontourisme"», explique Christophe Lang, propriétaire du plus vieil hôtel de Jacmel. «C'est une formule intéressante : vous pouvez venir aider les gens qui sont dans le besoin, tout en passant des vacances très agréables.» Perché sur une falaise au-dessus d'une lagune isolée, Le Cyvadier est un «joyau caché» principalement fréquenté par des travailleurs humanitaires, des missionnaires aux chemises assorties et, parfois, des acteurs hollywoodiens. Haïti compte plus de 4 000 ONG officielles et Dieu sait combien de missionnaires – personne ne les compte, mais des dizaines de milliers viennent chaque année. «Le discours qu'on entend toujours est que tout le monde est pauvre et à l'agonie ici» assène Lang. «Mais là je crois qu'on est en train de se faire aider à mort.» Lang déplore que le demi-milliard de dollars collecté par la Croix Rouge suite au tremblement de terre n'ait débouché que sur la construction de six maisons, tandis que ses 225 000 dollars d'investissements à lui ont créé 26 emplois durables - plus une vingtaine d'autres qui travaillent dans son projet d'école parce qu'ici, la frontière entre business et philanthropie est souvent ténue.

Sans parler des agriculteurs soutenus par son restaurant – tous les ingrédients de Lang, chef de formation, sont d'origine locale et le plus souvent bio, et transformés en classiques créoles revisités : homards frais, plantains et poisson gros sel. «C'est la politique le principal obstacle», avoue-t-il, ajoutant qu'un peu de soutien de la part du gouvernement ne serait pas de trop: la fourniture d'électricité déjà inégale ne fait qu'empirer (la facture annuelle de Lang se monte à 80 000 dollars), et rivaliser avec les mégaprojets subventionnés par l'Etat dans la commune voisine de Côte ­de ­Fer ne sera pas facile. Des agents de sécurité armés montent la garde devant l'entrée, principalement pour la galerie insiste Lang, tandis que des observateurs de l'Union européenne venus pour les élections se replient vers son bar de plage après de longues journées de surveillance de la campagne électorale. Depuis que les élections de novembre ont été annulées pour cause de fraude et les deuxièmes tours reportés à 2016, le trope trop familier des émeutes de rue haïtiennes fait une fois encore les gros titres des journaux étrangers. «J'espère juste que nous survivrons aux élections et au genre de nouvelles qui y sont généralement associées ici – qu'il se passe quelque chose ou pas.»

Soit peintres, soit candidats à l’élection présidentielle

Entouré de tigres, de perroquets, de zèbres et de vaches, Thomas Oriental passe le plus clair de son temps sous un manguier, en attendant le Kanaval. Chacun de ses masques nécessite des journées de travail : le papier mâché est façonné dans des moules en argile, laissé à sécher au soleil et fini avec du vernis brillant. «Autrefois, nous nous en sortions bien mieux», dit Oriental, un des derniers artisans. «Maintenant il n'y a plus tellement de touristes à cause de la situation chaotique du pays. Alors nous ne travaillons pas beaucoup.» Les masques lui ont tout de même permis de continuer d'exercer son métier : chaque année, du premier dimanche de janvier jusqu'à Mardi Gras, leurs couleurs font exploser Haïti. Un festival vaudou se déroule dans tout le pays, qui a pris ses distances avec les traditions catholiques pour se laisser imprégner de tous les rythmes, les percussions et les folklores des racines africaines d'Haïti et d'une joie de vivre pas si chrétienne que ça sous forme de chansons, de danses et d'humour sans fin souvent rebelles.

Le rappeur Wyclef Jean a baptisé un de ses albums The Carnival et les musiciens de la diaspora reviennent régulièrement depuis «l'autre côté de l'eau» pour rejoindre des groupes de kompa locaux, des rappeurs et des joueurs de mizik rasin. Selon un dicton, tous les Haïtiens sont soit peintres, soit candidats à l'élection présidentielle, mais à Jacmel à peu près tout le monde vit et respire l'art – même quand le Kanaval est terminé. Le colonialisme a laissé peu de traces à Jacmel, ancien cœur du commerce haïtien. C'est peut-être pour cela que l'énergie artistique y est si forte, estime Jean Marc Jean Pierre, un troubadour. «Nous sommes égaux, explique-t-il. Nous sommes libres. Et je ne crois pas que les noirs valent moins que les blancs

«Nous avons juste besoin que les gens viennent»

Le black power – la négritude – imprègne chacun de ses gestes. Parce qu'il reste encore pas mal de racisme dans la manière dont Haïti est imaginé par les étrangers, avance Jean Pierre : c'est l'absence, dans les portraits généralement faits du pays, de cette fierté nègre distinctement haïtienne qui le trouble le plus. «Si vous voulez faire la révolution, si vous voulez changer quelque chose, vous devez être fier, ajoute-t-il. Nous sommes fiers d'être noirs – et surtout haïtiens.» C'est vendredi, il est presque minuit et le meilleur bar d'Haïti, à en croire son barman, est désert. Il doit être situé dans le coin le plus charmant du pays : rue du Commerce, jumelle caribéenne de la Bourbon Street de la Nouvelle Orléans, à l'architecture coloniale de carte postale couleur bonbon et aux entrepôts à café encore intacts. En 2004, l'Unesco a timidement reconnu son statut de patrimoine mondial.

Derrière des murs impeccablement blanchis à la chaux et des portes bleu layette se cache l'Hôtel Florita : cette demeure du XIXe siècle dotée d'une cour fut imaginée en Europe à l'époque où le café avait fait de Jacmel la ville la plus riche d'Haïti. Les seuls éléments locaux sont le bar en acajou et les œuvres d'art accrochées au mur de briques apparentes juste derrière. Le tremblement de terre n'a pas été aussi fort ici qu'à Port-au-Prince, mais le Florita a été frappé au cœur. Son propriétaire, un artiste néerlandais, a fui le pays et tout laissé à Jean Beleque Saint Louis, gérant adjoint, qui porte un Levis usé et un tee-shirt de l'hôtel qui n'est plus en vente depuis des années. «Quand on vient à Jacmel il faut visiter le Florita, explique-t-il. Si vous venez sans y faire un tour, c'est comme si vous alliez à Paris sans voir la tour Eiffel. Ou en Amérique sans aller jeter un œil à la statue de la Liberté. C'est une bonne chose – comme ça les gens voient qu'Haïti est trop riche pour être pauvre.» Ou comme le dit l'auteur de voyages Paul Clammer : «Beaucoup de pays caribéens feraient n'importe quoi pour avoir ce que possède Haïti». Mais ce n'est pas parce que la ville est la Havane de Haïti qu'elle a forcément une chance de rivaliser avec Cuba, sa plus proche voisine d'outre-mer et l'autre nouvelle venue sur le marché caribéen à destination des voyageurs blasés.

Pourtant Beleque ne se fait pas trop de souci: les choses ne peuvent que s'arranger. Il élabore les meilleurs cocktails de l'île avec un air cérémonieux : citron vert frais, jus de fruit de la passion (un aphrodisiaque, précise-t-il), tamarin, amer et sucre de canne, le tout remué doucement sur des glaçons. Ces cocktails improvisés qui n'ont pas de nom contiennent souvent du rhum (le Barbancourt est la plus célèbre exportation d'Haïti) et, insiste Beleque, ils ne manquent jamais de faire atteindre à ceux qui les boivent de nouveaux sommets d'inspiration créatrice : ce n'est pas un hasard si les clients du Florita sont généralement des peintres, des cinéastes, des poètes et des écrivains. «Quand vous irez à Haïti, tant de choses vous viendront en tête, dit Beleque. Vous serez inspiré.» Il secoue la tête à l'idée qu'Haïti puisse être un lieu qui nécessite d'être sauvé : pour lui, ça a toujours été l'inverse. «Haïti va vous aider, je le sais. Nous avons juste besoin que les gens viennent

Texte : Caterina Clerici. Photographies : Kim Wall. Traduit par Bérengère Viennot

Projet soutenu par le European Journalism Centre