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Jihad : des combattants internationaux d’un nouveau type

En Espagne contre Franco ou les braves de Garibaldi dans l’Italie du XIXe : bien avant l’Etat islamique, un volontariat armé international existait déjà. Mais jamais il n’a bénéficié comme actuellement d’entraînements militaires aussi poussés au détriment d’un enseignement politique et religieux.

Gilles Pécout. (Photo DR)
Par
Gilles Pécout
Recteur de l'académie de Nancy-Metz
Publié le 19/01/2016 à 17h11

Rien de commun entre la cause des volontaires armés internationaux des siècles précédents et ce qui pousse les jihadistes français, si nombreux parmi les Européens, à quitter la France pour la Syrie. Des volontaires armés qui partent se battre à l'étranger, nos deux derniers siècles en sont peuplés. La pérégrination en armes a même été au cœur de l'aventure politique de nombreux Européens. L'épopée ne manque pas de héros : les libéraux philhellènes, disputant aux Turcs la liberté de la Grèce dans les années 1820 ; les braves de Garibaldi, arborant leurs chemises rouges partout où la diplomatie des peuples se heurte à celle des empires ; les combattants communistes des Brigades internationales, luttant en Espagne contre Franco. Les soldats français de l'Etat islamique, musulmans d'origine ou convertis, n'éprouvent nul besoin de légitimité historique, encore moins de celle léguée par des volontaires occidentaux. Mais cela ne saurait dispenser les historiens de comparer ces formes actuelles du volontariat armé à celles qui ont précédé, ne serait-ce que pour souligner combien cette «révolte nihiliste» (Olivier Roy) incarnée par les nouveaux volontaires internationaux est aussi une rupture violente dans l'histoire de l'engagement politique et armé.

L'histoire du volontariat armé international a connu maints théâtres de guerre et une grande variété de combattants. Identifions les quatre grandes familles suivantes : les défenseurs de la liberté des nations au XIXe siècle ; les premiers volontaires de la mondialisation - ressortissants du monde entier qui s'engagèrent dès 1914 avant l'entrée en guerre de leurs Etats ; les combattants de la grande «guerre civile européenne» des années 30 entre communisme et fascismes ; enfin, les volontaires engagés pour la décolonisation et pour le tiers-monde. Le dénominateur commun est clair : depuis la Révolution française, ce volontariat armé international a toujours été une façon de faire de la politique. Au XIXe siècle, Italiens et Français s'enrôlent en majorité au nom de l'amitié politique internationale et la cause des nationalités reste alors la plus internationale des causes. Lorsque la nation aura perdu son universalité, de nouveaux internationalismes, plus purs aux yeux de leurs militants, nourriront le volontariat armé de l'entre-deux-guerres. Sans oublier l'attrait de l'aventure, parfois le goût des armes, voire la fascination de la violence. Ajoutons les déterminants socio-économiques : aux XIXe et XXe siècles, les sans aveu augmentent ces recrues. Mais dire qu'un phénomène obéit à plusieurs causes n'empêche pas de pointer celle qui l'emporte sur les autres. Dans le cas qui nous occupe, c'est bel et bien la politique.

Les volontaires internationaux étaient des militants devenus des guerriers. Deux choses les distinguaient des mercenaires : ils choisissaient leur combat avant de s'engager, et faire la guerre ne les enrichissait pas. Notre code pénal français allait dans le sens de cette distinction historique en prévoyant, en avril 2003, une amende et une peine de prison pour toute personne partie combattre à l'étranger pour «un avantage ou une rémunération nettement supérieure à celle payée ou promise» aux combattants autochtones. Il faudra attendre le texte d'octobre 2012 pour inculper les jihadistes français sous le chef de «délits qualifiés d'actes de terrorisme commis par des Français à l'extérieur du territoire» ; avant cela, seuls les mercenaires tombaient sous le coup de la loi. Rien alors ne permettait de poursuivre nos concitoyens ayant rejoint Al-Qaeda. Même vide législatif au XIXe : sauf en cas de guerre déclarée dans son pays, qui ferait de lui un déserteur, aucun citoyen ne pouvait être poursuivi pour être allé combattre sous une bannière étrangère. Parfois même les autorités n'étaient pas mécontentes de voir s'éloigner des sujets subversifs.

Si le droit des Etats - et le nôtre singulièrement - a évolué en la matière, c'est que le volontariat armé international est entré dans une phase nouvelle. Certes, il faut retrouver les similitudes dans les motivations anthropologiques et la situation économique de certains des déracinés qui s'arment pour l'étranger. Les points communs dans les circuits de recrutement des partants et dans la volonté affichée de détruire un ordre géopolitique ne sont pas non plus à négliger. Mais les ruptures l'emportent sur les permanences.

S’agit-il d’opposer les valeurs des uns au nihilisme destructeur des autres ? La nouveauté de l’enrôlement international jihadiste dépasse l’opposition entre le bien et le mal. Bien sûr nous condamnons leur rejet de toutes les valeurs humaines. Mais les volontaires d’hier, qui se battaient pour des idéaux et des universels positifs (émancipation des nations, libéralisme, démocratie), n’avaient pas non plus rallié à leur cause tous leurs contemporains. Ce qui est nouveau tient à la relation entre guerre et politique dans un contexte de privatisation de la guerre. Les volontaires d’hier avaient fait de leur départ une étape dans leur itinéraire de politisation. La guerre n’était qu’un moyen, jamais une fin. Souvent même pour les partants, se battre pour des idées à l’étranger revenait à mener «la dernière guerre» en faveur de la paix. Les volontaires internationaux ne cherchaient pas le martyre pour sanctifier leur engagement et surtout ils ne rompaient jamais les liens avec leur pays d’origine. Même les zouaves pontificaux accourus en Italie, en 1860, poursuivaient un but politique : défendre l’Etat souverain et temporel du pape pour soutenir le sort des catholiques dans leur propre pays.

Les volontaires jihadistes actuels n’ont plus d’horizon politique. Et c’est bien pourquoi ils sont utilisés et réutilisés au gré de conflits interreligieux impossibles à décrypter depuis le pays de départ. Leur formation n’est pas idéologique, elle est militaire. Et il est inexact de les présenter comme des soldats amateurs. Jamais les volontaires des siècles passés - à l’exclusion des vétérans remobilisés - n’avaient bénéficié d’entraînements aussi précis et intensifs. En l’absence d’une cause autre qu’une collection de préceptes religieux confus, leur enrôlement prouve un haut degré de dépolitisation et fait de ces volontaires des sujets passifs d’une conduite de mort personnelle et collective. La radicalisation de l’engagement armé européen jihadiste donne à voir trois fractures nettes : l’irruption dans un monde de professionnalisation militaire ; la volonté d’assimiler guerre de religion et guerre civile globale à travers la violence terroriste ; enfin et surtout une rupture avec le pays d’origine qui n’est pas seulement sociale mais qui est d’abord le signe d’un rejet et d’une ignorance de la politique. Dans la logique de négation malheureuse de l’idéologie, les nouveaux volontaires sont devenus des combattants sans cause, des mercenaires sans solde. Et c’est en cela qu’ils sont dangereux si la société de départ ne trouve pas les moyens de les repolitiser.