Poutine serait un assassin. Pour la première fois, ce n'est pas un opposant, un journaliste d'investigation ou un transfuge qui le dit, mais un juge. L'empoisonnement d'Alexandre Litvinenko, alors devenu citoyen britannique, quatre mois après que le Parlement russe eut adopté une mesure autorisant les services secrets à «assassiner des groupes terroristes» à l'étranger, fut sans doute le point de non-retour à partir duquel la Russie est apparue clairement sur la scène internationale comme un Etat ne respectant pas les règles régissant les relations entre régimes démocratiques.
Sur le plan intérieur, cela faisait déjà longtemps que Vladimir Poutine, lui-même ancien espion, s'autorisait à jouer avec la vie des autres. Le meurtre de la journaliste Anna Politkovskaïa, le 7 octobre 2006, une femme qui depuis sept ans dénonçait inlassablement les crimes des soldats russes en Tchétchénie, avait sans doute été le premier à réellement émouvoir l'opinion internationale. Surtout que deux ans plus tôt, elle avait été victime d'une «mystérieuse tentative d'empoisonnement» à bord d'un avion russe. L'assassinat de la journaliste, dont les commanditaires sont restés impunis, s'inscrivait pourtant dans une longue lignée de crimes liés à la Tchétchénie.
«Vrais chefs»
La Tchétchénie, il faut le dire et le redire, est à l’origine de l’accession au pouvoir de Poutine. Son péché originel aussi. Les attentats de Moscou qui font plus de 200 morts en septembre 1999 n’ont jamais été clairement explicités. Après ces attaques, le tout fraîchement nommé Premier ministre Vladimir Poutine lance une guerre impitoyable et victorieuse en Tchétchénie, qui lui permet de gagner l’élection présidentielle quelques mois plus tard.
Une commission parlementaire créée par le militant des droits de l'homme, ex-dissident et prisonnier politique soviétique Sergueï Kovalev, pour enquêter sur l'implication des services secrets russes dans ces attentats commis dans le but de mobiliser l'opinion pour la guerre, ne réussit jamais à achever son travail. Un de ses membres éminent, le député libéral Sergueï Iouchenkov, fut abattu à Moscou en avril 2003, tandis qu'un autre, le journaliste d'investigation Iouri Chtchekotchikhine, est mort subitement trois mois plus tard d'une maladie dont les symptômes concordent avec un empoisonnement par des matières radioactives. L'oligarque Boris Berezovsky, qui avait lui aussi trempé dans une opération de succession impliquant une «guéguerre» en Tchétchénie, fut écarté du pouvoir et contraint à l'exil à Londres, où il mourut «suicidé» (lire pages 2-3).
La plupart des Russes ne s'indignent pas de ces méthodes et n'en tiennent pas rigueur au Kremlin. Comme le remarquait Sergueï Kovalev, cité par le New York Review of Books, fin 2007 : «J'ai rencontré des gens persuadés que les accusations étaient vraies et qui n'en ont pas moins voté Poutine avec conviction. Leur logique est simple : les vrais chefs exercent le genre de pouvoir qui est capable de tout, y compris de commettre des crimes.»
Victimes du système
De Poutine lui-même ou du système qu’il a mis en place - qui repose sur la primauté des services, de l’armée et des forces de répression -, lequel est le plus responsable des crimes sans châtiment qui s’accumulent depuis une bonne quinzaine d’années, s’interrogent les analystes. Politkovskaïa, comme Natalia Estemirova, la militante tchétchène des droits de l’homme enlevée et assassinée trois ans après son amie, ne seraient-elles pas plutôt les victimes de Ramzan Kadyrov, l’ex-chef de milice prorusse devenu président de Tchétchénie, que celles de Poutine ? L’avocat Sergueï Magnitski, assassiné à petit feu en prison après un calvaire d’un an par les hommes de la police et du parquet dont il avait dénoncé la corruption, est-il la victime de Poutine ou de son système ? Que dire de la tentative d’empoisonnement qui a défiguré, en 2004, Viktor Iouchtchenko, alors candidat de l’opposition ukrainienne ?
Il peut être difficile de trouver un lien direct entre le leader du Kremlin et les victimes du système, même dans le cas du député leader de l’opposition, Boris Nemtsov, assassiné l’an dernier pratiquement sous les murs du Kremlin. L’important est que lui aussi s’apprêtait à publier les résultats d’une enquête qu’il menait sur la participation clandestine de la Russie à la guerre en Ukraine, un conflit où meurent des citoyens russes pour la gloire de leur chef. Le vrai problème est que les crimes ne sont jamais élucidés ni punis.