Hussein Gassoumi ouvre les portes de sa maison en chantier. Les murs sont constitués de parpaings empilés les uns sur les autres, sans enduit. Aucun revêtement n'est installé au sol, laissant passer l'air froid sous les portes, et les lits sont de simples sommiers métalliques. L'électricité ? «Quand j'ai de quoi payer la facture». L'eau courante ? Non, comme c'est la règle dans le quartier de Karma, situé dans le sud de Kasserine, à 300 km au sud de Tunis. C'est d'ici que sont parties les contestations - les plus importantes depuis la révolution - qui ont secoué une partie du pays la semaine dernière et ont amené le gouvernement à instaurer, vendredi, un couvre-feu national de 20 heures à 5 heures.
Gaz lacrymogènes périmés
Le 16 janvier, durant une manifestation contre le chômage, Ridha Yahyaoui, un chômeur diplômé de 28 ans, grimpe sur un pylône électrique en face du gouvernorat de Kasserine avec, apparemment, l'intention de se suicider. Il s'électrocute par accident et meurt le lendemain des suites de ses blessures. Une histoire macabre qui rappelle celle du marchand ambulant Mohamed Bouazizi, qui s'était immolé le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid, à 75 kilomètres à l'ouest de Kasserine, pour s'être vu retirer le droit de travailler. Son geste avait déclenché la révolution. Le décès de Ridha Yahyaoui a déclenché les dernières protestations. Et ce sont les jeunes du quartier de Karma qui sont en première ligne. A l'image de Haythem, l'un des deux fils de Hussein Gassoumi. «J'ai 25 ans et je n'ai rien à faire. Alors on fait comme en 2010, on prépare des cocktails Molotov la journée, et, le soir tombé, on se retrouve sur les ronds-points, là où il y a la police. Comme en 2010, aussi, les policiers utilisent des gaz lacrymogènes périmés. On ne cherche pas forcément l'affrontement direct, on essaie de discuter avec eux. On leur dit qu'ils sont aussi misérables que nous, qu'ils devraient être avec nous», explique-t-il.
Contrairement à la révolution de 2011 ou aux manifestations dans le quartier de Ettadhamen, à Tunis, la semaine dernière, on ne déplore aucune scène de pillage à Kasserine et la situation semble s'être calmée depuis samedi. Haythem et ses camarades n'en ont pas moins la même rage que cinq ans auparavant, même si elle s'est patinée de lassitude. En 2011, les révolutionnaires avaient pour objectif la chute de Ben Ali. Cinq ans plus tard, les Kasserinois ont appris que le régime démocratique ne réglait pas tout. Le président de la République, Béji Caïd Essebsi, et son Premier ministre, Habib Essid, se sont succédé à la télévision ces dernières heures : «Pas de baguette magique», «laisser du temps», «rester optimiste». Autant de slogans peu mobilisateurs. Qui ont néanmoins le mérite de bien résumer la situation, notamment à Kasserine.
En 2015, le gouvernorat n'a bénéficié que d'un seul investissement privé, selon l'Agence de promotion de l'industrie. Il s'agit de la création d'un entrepôt frigorifique à 800 000 dinars (près de 361 000 euros) qui a créé dix emplois. «La solution, ce n'est pas le couvre-feu mais redonner de l'espoir, s'insurge Aymen Aloui, député d'opposition de Kasserine et membre du Front populaire (gauche). Nous proposons d'embaucher un jeune par famille en difficulté dans la fonction publique ou dans des entreprises privées.» Un discours qui ne passe plus auprès des habitants.
Le 21 janvier, au plus fort de la tension, le gouvernement avait annoncé la création de plusieurs milliers d'emplois avant de démentir quelques heures plus tard. Des centaines de chômeurs, dont beaucoup de diplômés, squattent le siège du gouvernorat dans l'espoir d'obtenir un travail. «Nous sommes Kasserinois et diplômés. Nous voulons un emploi à la mesure de notre diplôme et qui ne soit pas à l'autre bout du pays, voilà pourquoi nous sommes ici», résume Samia Badri. Spécialisée en droit fiscal, la jeune femme de 31 ans en a marre de ne trouver que des boulots précaires de secrétariat dans les grandes villes de la côte. En attendant un miracle, les plus confiants ou désespérés, selon le point de vue, remplissent un formulaire sans en-tête ni tampon officiel, où il est demandé aux candidats de décliner leur identité et de faire figurer leur niveau d'étude. Ce papier doit faciliter l'accès à l'emploi une fois qu'il aura franchi toutes les strates administratives.
Hussein Gassoumi, comme son fils, préfère ne pas perdre son temps : «J'écrirais quoi comme référence : "Maçon, deux jours tous les quinze jours" ? Et puis, je n'ai aucun piston.» Lui, il le revendique avec force, il est de Karma, comme toute sa famille. Son quotidien, c'est la décharge sauvage en contrebas de la colline où est construit le quartier, l'oued qui menace d'inonder les habitations à chaque forte pluie et, au loin, le mont Chaambi, où sont massés quelques dizaines de jihadistes.
Terreur ou aubaine
Depuis une semaine, à cause de la tension, le père d'Amira lui défend de se rendre à l'école dans le centre. Trop dangereux. La jeune fille de 18 ans passe donc ses journées à Karma à contempler les moutons manger les sacs plastique et les ordures qui s'amoncellent. Amira n'a pas le droit de s'aventurer trop loin dans le quartier. Ordre de sa mère, cette fois. Cette dernière qui tient une minuscule boutique, veut l'avoir à portée de regard : «Amira, je ne veux pas qu'elle subisse du harcèlement dans la rue à cause des jeunes. Ses deux frères m'inquiètent aussi. Leur père les a autorisés à aller à l'école mais elle ferme l'après-midi. Je ne veux pas qu'ils en profitent pour aller manifester, ni pour se faire approcher par des terroristes.» L'ombre jihadiste est devenue source de terreur ou d'aubaine pour les familles pauvres de Kasserine. Repliés sur les monts qui entourent la ville, les terroristes ont recours à des jeunes pour s'approvisionner, quand ils ne piochent pas dans cette misère sociale pour recruter des combattants.
Béji Abdelli est chanceux. A 52 ans, il travaille chez le principal employeur privé de la ville : l'usine de cellulose. Grâce à ça, il peut s'octroyer de petits plaisirs personnels, comme fumer le narguilé au café après le travail. «Les jihadistes, ce n'est pas un phénomène caractéristique de la ville, tient-il à préciser d'emblée, mais ça existe. On connaît tous des fils d'amis qui sont morts là-bas [en Irak ou en Syrie, ndlr] ou qui aident les terroristes. Ce n'est pas bien, mais sincèrement, vous avez vu Kasserine ? Ce n'est pas une ville. Moi, j'ai voté Essebsi parce que je voulais des routes, des hôpitaux, que le train revienne, que Kasserine soit enfin une vraie ville.» A défaut, Béji Abdelli, comme les quelque 75 000 Kasserinois, devront se contenter de l'arrivée des militaires qui ont positionné des véhicules blindés devant les administrations, les boutiques sensibles et les supermarchés.