«En dix ans, tout ce qui a changé c'est le prix des légumes et le nombre de dépressifs, de plus en plus nombreux», résume Mariam, mère de cinq enfants, dans sa maison du centre de la bande de Gaza. Au pouvoir depuis janvier 2006, le Hamas, considéré comme une organisation terroriste par de nombreux gouvernements, est surtout critiqué pour sa manière de gérer la trésorerie. «La dépression, elle, vient plus de l'occupation et du blocus israéliens, mais pour le reste c'est vrai que la vie ici est très difficile», termine le mari de Mariam. Quelques jours avant la date anniversaire des élections, ce mercredi, des dirigeants du Hamas se sont rassemblés dans une rue de Gaza pour prononcer des discours préliminaires aux festivités. Ismail Radwan, leader local et ancien porte-parole de l'organisation, appelle à continuer la «troisième intifada» - la vague d'attaques qui touche Israël et les Territoires palestiniens depuis octobre - avant d'insister sur la responsabilité de l'Autorité palestinienne dans toutes les souffrances des Gazaouis.
Interrogé sur le bilan du Hamas après dix ans au pouvoir, il répond avec une parfaite langue de bois : «Nous avons accompli énormément, aussi bien en matière de sécurité que pour la reconstruction après les guerres menées par Israël, ou encore administrativement : notre gouvernement a été propre et impartial.» Son parti avait largement gagné les élections de 2006, avec 56 % des voix, en partie grâce à son action sociale et caritative. De fait, les rues de Gaza sont aujourd'hui relativement propres et la reconstruction a beaucoup avancé, notamment grâce à l'aide internationale - même si seulement 34 % des 3,5 milliards de dollars (3,2 milliards d'euros) promis après la guerre de 2014 sont parvenus dans l'enclave palestinienne. Alors pourquoi tant de critiques ? «Notre économie souffre beaucoup mais elle n'est pas entre nos mains, se défend Ismail Radwan. Parce que nous ne reconnaissons pas Israël, les portes du paradis restent closes. Mais je rappelle que le siège de Gaza est un crime contre l'humanité, donc nous ne céderons pas.»
Deux entités
La bande de Gaza, surpeuplée (1,8 million d'habitants vivent sur 360 km2), n'a plus assez d'argent ni de ressources pour répondre aux besoins. Les Nations unies estiment que 70 % des habitants de l'enclave dépendent de l'aide humanitaire pour se nourrir. Quelque 200 000 personnes, soit plus de 40 % de la population active, seraient au chômage selon le gouvernement local. Depuis le printemps dernier, le Hamas multiplie les taxes et les impôts, dans l'espoir de pouvoir payer les dizaines de milliers de fonctionnaires censés être à sa charge. Depuis la guerre civile qui a éclaté à Gaza en 2007, le Hamas n'est plus associé dans la gestion de la langue de territoire au pouvoir central, l'Autorité palestinienne, installée en Cisjordanie. Malgré la signature de plusieurs accords entre les deux entités et la brève existence d'un gouvernement unifié en 2014, le Hamas et l'Autorité palestinienne ne sont toujours pas réconciliés. Les élus du Hamas gèrent donc de manière autonome la bande de Gaza, tout en demandant régulièrement des comptes au gouvernement de Ramallah.
Résultat, tout fonctionne par deux. Il y a une fiscalité cisjordanienne et une pour Gaza. Le système judiciaire est désuni. Dans la bande de Gaza même, certains fonctionnaires dépendent de l’administration de Ramallah, mais pas ceux qui ont été engagés depuis la prise de pouvoir du Hamas.
Ce système à deux vitesses a créé d’importantes tensions ces deux dernières années. Les agents de stérilisation et le personnel d’entretien des hôpitaux ont notamment fait grève plusieurs semaines à l’automne 2014. Le ministère de la Santé en Cisjordanie affirmait ne pas avoir de traces de leur contrat, et donc ne pas pouvoir les payer. Le vice-ministre de la Santé, nommé lui par le Hamas, répondait avoir communiqué tous les contrats, et accusait l’Autorité palestinienne de faire preuve de mauvaise volonté. Des centaines d’opérations ont dû être reportées. Les problèmes demeurent aujourd’hui.
Au service des urgences du plus grand hôpital de Gaza, Dar al-Shifa, alors que des policiers en armes encadrent des prisonniers venus pour être examinés, créant force agitation, le docteur Rédouane Ballol décrit la vie chaotique du service : «Il n'y a pas vraiment de cadre, parfois je n'ai même plus de gants à mettre, parfois on a une coupure d'électricité et une dialyse s'arrête. Et effectivement, il y a cette histoire de salaires…» Lui-même est payé tous les mois, mais bien des infirmiers, dont les postes ont été créés après le schisme entre le Hamas et l'Autorité palestinienne, ne sont pas reconnus par Ramallah et ne reçoivent leur salaire que de manière épisodique.
Engagé en 2008, l'infirmier urgentiste Salam Buhstsi ne se plaint pas de la présence des policiers : «Avant ils n'avaient pas le droit de rentrer en armes, mais maintenant on est content de les voir armés. Avec les problèmes de salaires, c'est un peu n'importe quoi au niveau du personnel, surtout avec les agents de sécurité. Or aux urgences, on voit de tout, y compris des gens très frustrés et souvent agressifs. Et quand la nuit il n'y a qu'un gardien, c'est un peu sportif.»
Depuis plus d'un an, Salam ne perçoit son salaire que partiellement (entre 30 et 40 % de la somme due). Il s'en sort grâce à l'aide de ses parents. «Je ne crois pas à la grève, je ne vais quand même pas laisser des gens mourir aux urgences juste parce que je veux le reste de mon salaire», explique le trentenaire en souriant. «Après, c'est un choix individuel. Personnellement, travaillant dans le domaine de la santé, je suis dans une situation particulière. Mais il faut être honnête sur cette question des salaires, ce n'est pas seulement la responsabilité du Hamas, les torts sont partagés avec le gouvernement de Ramallah.»
La réconciliation, ou son absence, est dans tous les esprits mais le plus souvent le fatalisme l'emporte. «On aurait beau essayer d'expliquer, on ne pourrait pas !» commence Walaa, 26 ans, la fille de Mariam.«Il y a des nouvelles taxes sur tout. Par exemple, le kilo de tomates est passé de 4 à 8 shekels (1,80 euro) en deux ans, mais en même temps, comme certains ont accès à l'aide alimentaire, ça ne les touche pas. D'autres vont acheter des tomates moins bonnes, pour moins cher. Tout se passe dans la vie comme au marché. Santé, voyage, éducation… tout dépend de qui vous connaissez et de vos moyens.»
«Combinaison de problèmes»
Diplômée en 2012, la jeune femme n'a jamais travaillé. En regardant la fresque qu'elle a peinte sur le mur de sa chambre pendant la guerre de 2002, elle a décidé avec une amie de chroniquer la vie de ces dernières années dans un livre autopublié. «Je n'ai pas parlé de la guerre ou du Hamas, mais de ce que la jeunesse ressent : une grande frustration, l'impression d'être le dommage collatéral d'une combinaison de problèmes. C'est pour ça que tant de jeunes veulent partir», poursuit Walaa, intarissable sur les exemples de jeunes qui tentent de quitter le territoire. Ce jour-là, elle porte un pull à l'effigie de Toutankhamon : dans quelques heures, elle participera à une fête destinée à rappeler l'amitié entre Egyptiens et Gazaouis. «Ça ne change rien, mais c'est sympa», conclut-elle avec un immense sourire. «Qu'est-ce qu'on ne ferait pas pour tromper l'ennui», s'exclame son frère dans un grand éclat de rire.