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Justice

Fatou Bensouda : «L’action de la CPI dépend de la bonne volonté des Etats»

Alors que s’ouvre jeudi le procès de l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo, la procureure générale de la Cour pénale internationale répond aux critiques.
Fatou Bensouda dans son bureau à La Haye, le 12 septembre 2012.  (Photo Eric Dessons.Sipa)
publié le 26 janvier 2016 à 18h21

Elle sera jeudi sous les projecteurs du monde entier, également observée avec attention par le continent africain. Procureure générale de la Cour pénale internationale (CPI) depuis juin 2012, Fatou Bensouda est l’un des principaux protagonistes du procès de l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo, qui s’ouvre jeudi à La Haye, aux Pays-Bas, où siège la CPI. Le procès, couplé avec celui de Charles Blé Goudé, l’ex-leader des Jeunes patriotes ivoiriens (l’aile radicale du parti de Gbagbo), ne manquera pas de déchaîner les passions et les controverses, jamais éteintes depuis la crise post-électorale qu’a connue la Côte-d’Ivoire entre 2010 et 2011. Mais le procès sera aussi jugé symbolique par tous ceux qui accusent la CPI de ne s’attaquer qu’à des Africains.

Juriste de formation, ex-ministre de la Justice dans son pays natal, la Gambie, mais surtout adjointe pendant huit ans du précédent procureur (qu’elle a remplacé), Fatou Bensouda, 55 ans, s’explique sans détours sur ces critiques, et évoque d’autres défis qui attendent la CPI.

Le procès de Laurent Gbagbo s’ouvre quatre ans et demi après le transfert de l’ancien président ivoirien à La Haye et à l’issue d’un long processus de confirmation des charges. Récemment, les réseaux sociaux se sont déchaînés en affirmant qu’au dernier moment, vous auriez demandé un report. Que s’est-il passé ?

Nous n'avons jamais demandé de report, le procès aura bien lieu à la date prévue. Beaucoup de rumeurs circulent. Mais l'équipe du procureur est tout à fait prête. Il y a une confusion récurrente entre le travail de la CPI et l'environnement politique dans lequel nous opérons. Nous sommes donc sans cesse obligés de rappeler que la CPI est une institution judiciaire, et non une instance politique. Certains ont tendance à donner une couleur politique à notre travail, mais toutes nos actions sont guidées par la loi, qui est fondamentalement le Statut de Rome [signé en 1998 par 120 Etats, ndlr]. Et rien d'autre.

Une partie des Ivoiriens reste convaincue que Gbagbo a gagné les élections de 2010 et qu’il est victime d’un complot. Que leur dites-vous ?

Le procès de M. Gbagbo ne porte pas sur qui a gagné ou perdu les élections en 2010. Il ne s’agit pas de juger l’une des parties en présence contre l’autre. Mais uniquement de déterminer des responsabilités pénales individuelles au regard des crimes perpétrés durant les violences post-électorales. En l’occurrence, celles de Laurent Gbagbo et de Charles Blé Goudé. La CPI a été créée pour juger de crimes spécifiques : les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre, les crimes de génocide. Ce que nous dirons aux juges, c’est que pendant les violences post-électorales qui se sont déroulées entre fin 2010 et mai 2011, des crimes qui entrent dans la compétence de la CPI ont été commis. Et que nos enquêtes nous ont conduits à considérer que MM. Gbagbo et Blé Goudé sont responsables de certains de ces crimes. Les élections ne nous concernent pas, la politique intérieure de la Côte-d’Ivoire ne nous concerne pas. Et j’ai souligné dès le départ que nous enquêterons sur tous les responsables des violences commises dans cette crise, quel que soit leur camp. J’ai été très claire et je n’ai jamais dévié. Nous avons déjà commencé à enquêter sur les autres parties en présence pendant cette crise.

Vous allez aussi inculper des responsables proches de l’actuel président, Alassane Ouattara ?

Nous enquêtons sur les forces qui étaient opposées à Laurent Gbagbo. Nous devons recueillir les preuves nécessaires, nous travaillons dans ce sens. En temps voulu, nous ferons connaître nos conclusions. Nous ne serons guidés que par la preuve et la loi. Les autorités ivoiriennes ont le devoir de coopérer, et nous sommes confiants. M. Ouattara a dit publiquement que «personne n'échappera aux crimes commis» ; il a aussi dit publiquement que le bureau du procureur de la CPI examine l'ensemble des violations commises, quel que soit le camp d'où elles viennent. Nous nous en tenons à notre mandat. Je demande juste aux gens d'être patients.

Le procès Gbagbo intervient après d’autres polémiques sur la CPI et l’Afrique. Comment sont vos relations avec l’Union africaine ?

Elles pourraient être meilleures. La CPI et l’Union africaine partagent les mêmes valeurs en matière de justice. Si vous regardez sa Constitution, le combat contre l’impunité et la protection des citoyens y sont inscrits. Donc nous sommes d’accord sur l’essentiel. Mais il faut qu’on fasse des efforts, et j’ai tendu la main pour amorcer un dialogue. La CPI est l’instrument de la justice pénale internationale, selon le statut de Rome. Mais mettre un terme à l’impunité ne peut pas relever d’une seule institution. C’est une responsabilité collective, pour le bénéfice de toute l’humanité. Nous essayons donc d’établir autant de dialogue que possible, notamment avec l’Union africaine et les Etats africains. Là encore, les difficultés relèvent souvent d’une incompréhension sur la manière dont fonctionne la CPI. On a eu récemment des réunions qui ont permis de faire avancer le débat.

Les affaires en cours sont toutes africaines… Et récemment, le président soudanais, Omar el-Béchir, réclamé depuis 2009 par la CPI, est reparti libre d’une visite en Afrique du Sud. Comment l’expliquer ?

En ce qui concerne l’Afrique du Sud, les juges de la CPI ont officiellement demandé des explications et cette affaire est aujourd’hui toujours pendante. Quant aux critiques récurrentes sur la CPI qui ne s’intéresserait qu’à l’Afrique, c’est faux. Mon équipe mène aussi des enquêtes préliminaires en Afghanistan, en Colombie, en Palestine, en Ukraine et sur l’intervention militaire britannique en Irak. En octobre, nous avons également demandé l’autorisation d’enquêter sur les crimes de guerre qui auraient été commis en Géorgie en 2008. Les considérations géographiques ne sont pas de mon ressort et n’influencent aucune de mes décisions. Là où nous n’avons pas de base juridique, quand les pays ne sont pas des Etats parties de la CPI, notre action est limitée. Mais je ne renoncerai jamais à examiner les situations critiques ou à ouvrir des enquêtes là où les critères légaux nous permettent d’intervenir.

Vous sentez-vous soutenue par le Conseil de sécurité de l’ONU ? En décembre, c’est également à cette tribune que vous êtes allée plaider pour l’arrestation du président soudanais…

C’est le Conseil de sécurité de l’ONU, par la résolution 1593, qui a demandé à la CPI d’enquêter sur les crimes commis au Darfour. C’est exactement ce que nous avons fait après nous être assurés que tous les critères étaient remplis. Nous avons enquêté, nous avons lancé des mandats d’arrêts. Le Conseil de sécurité a donc à son tour la responsabilité de soutenir la Cour pénale internationale. Et je continuerai à le rappeler. Les mandats d’arrêt délivrés par la CPI contre M. El-Béchir sont toujours valides et doivent être exécutés. Reste que la CPI n’a pas de police, pas de bras armé. Son action dépend de la bonne volonté des Etats. La coopération est l’élément clé de son efficacité.

Mais n’est-ce pas une énorme faiblesse ?

C’est le système que nous avons… La CPI est une institution créée sur la base de l’adhésion volontaire. Laquelle suppose de devenir membre et de ratifier le statut de Rome. Les juridictions internationales ont toujours eu des difficultés à s’imposer aux Etats. Ceci n’est pas nouveau : le Tribunal pour l’ex-Yougoslavie a eu du mal à faire arrêter Slobodan Milosevic, celui pour la Sierra Leone à obtenir l’arrestation de l’ancien président du Liberia, Charles Taylor. Ce n’est jamais facile, mais nous resterons impartiaux et indépendants. La justice est notre seul objectif.

Au Burundi, pourtant, les exactions continuent en toute impunité…

J’ai déjà fait plusieurs déclarations, appelant notamment le gouvernement et tous les acteurs pertinents à la retenue. Le Burundi a ratifié le statut de Rome, la CPI peut donc exercer sa compétence si des crimes qui sont de notre ressort sont commis. Pour l’instant, nous suivons la situation de très près et nous continuons de recueillir des informations.

Que peut-on faire face à l’Etat islamique ?

Depuis l’été 2014, nous avons reçu et examiné de nombreuses allégations concernant des exécutions de masse, des crimes sexuels, des tortures, des persécutions religieuses ou ethniques, etc. Et même des accusations de crimes de génocide. Ni l’Irak ni la Syrie n’ont ratifié le statut de Rome, ce qui limite notre action. Mais nous savons qu’il y a des combattants étrangers dans les rangs de l’EI, et notamment des ressortissants de pays membres de la CPI. Ce qui pourrait éventuellement nous donner une base pour envisager l’ouverture d’un examen préliminaire. Nous sommes en train de recueillir les informations nécessaires.

La Palestine a adhéré à la CPI en avril, mais Israël n’a pas ratifié le statut de Rome. Ne craignez-vous pas des pressions si des enquêtes sont ouvertes à la demande des Palestiniens ?

J’ai déjà ouvert un examen préliminaire sur la situation en Palestine, puisque nous avons désormais la base légale pour le faire. Là encore, j’ai répété que nous travaillons sur une base légale et non politique. Jusqu’à présent, notre examen se poursuit de façon normale. Dans tous les dossiers examinés, il y a des obstacles et des tensions.

La CPI a-t-elle réellement un effet dans un monde qui reste très violent ?

Elle a maintenant plus de treize années d’activités. Ce dont je suis le plus fière, c’est la reconnaissance des victimes et leur droit de participer aux procédures. Aucune autre juridiction internationale ne leur avait accordé cette importance jusqu’à présent. Les deux premières condamnations ont également commencé à décourager le recrutement d’enfants soldats. Nous sommes toujours face à de nouveaux défis, mais nous avançons dans la bonne direction.