Un débat télévisé, en pleine campagne électorale, a grandement contribué à la victoire de Hassan Rohani à la présidentielle de 2013. Son principal adversaire est alors Mohammad Ghalibaf, le maire de Téhéran, ancien officier supérieur du corps des pasdaran (Gardiens de la révolution) pendant la guerre Irak-Iran, ancien chef des forces de police, ancien pilote du Guide suprême Ali Khamenei… Même s'ils sont tous deux issus du cœur du sérail, très proches du Guide, et s'ils prétendent incarner le changement, l'empoignade est assez vive. Brusquement, Rohani lâche à l'intention de son adversaire : «Je suis un juriste. Pas un colonel.» Avec ces mots, il renvoie Ghalibaf à l'Iran de la révolution islamique, tout en se présentant comme un civil, un homme au service de l'Iran nouveau, bâti sur des lois et non sur un grand rêve révolutionnaire et tiers-mondiste qui n'a pas abouti. Ces mots, des milliers de jeunes Iraniens l'entendent. Ils vont décider à voter une partie de ceux qui n'en avaient pas l'intention. Rohani sera élu au premier tour avec 50,7 % des voix, selon les chiffres officiels, très loin devant les cinq autres candidats. Cette large victoire lui a permis de négocier l'accord sur le nucléaire. Il arrive ce mercredi à Paris, après Rome, dans le cadre d'une tournée européenne.
«Celui qui est religieux»
En Iran, le candidat qui gagne la présidentielle est celui qui, tout en proclamant sa fidélité au régime, se présente comme le plus en rupture avec lui. Ce fut le cas de Hachémi Rafsandjani, en 1994, qui, eu égard à l’ultraconservatisme de ses adversaires, passait pour un pragmatique. Ensuite, il y eut Mohammad Khatami, qui avait un désir sincère de réforme et fit deux mandats. Mahmoud Ahmadinejad, fils de forgeron, s’affirmait comme un candidat antisystème. Rohani a adopté la même stratégie : incarner la rupture. Fut-ce au prix d’un grand écart : proche du Guide Ali Khamenei, sans l’appui duquel il n’aurait pu se présenter, il a su, en même temps, apparaître comme celui qui pouvait apporter les nécessaires changements et rapprocher l’Iran du monde extérieur, en mettant fin d’abord au régime des sanctions internationales.
C’est tout le paradoxe de cet ancien disciple de l’imam Khomeiny, qu’il a rejoint lors de son exil à Paris, et qui explique jusqu’à présent sa réussite. Ceux qui ont voté pour lui ont plutôt retenu son passé d’étudiant à Glasgow, où il a obtenu un doctorat en droit constitutionnel, que ses études religieuses dans les séminaires de Semnan, près de la ville de Sorkheh (nord de l’Iran), où il est né, puis de Qom, sa connaissance de plusieurs langues étrangères plutôt que théologique, ses qualités de négociateur de haut vol plutôt que son passé révolutionnaire, par ailleurs modeste. Il est donc vu comme l’homme qui réconciliera l’Iran avec le monde. C’est tout ce que souhaite l’importante classe moyenne iranienne qui cherche une brèche pour s’engouffrer et aller faire des affaires.
Ce qui fait sa force au sein du régime, outre sa proximité avec le Guide, c’est que Hassan Feridoun - Rohani est son pseudonyme qui signifie «celui qui est religieux» - s’est occupé des problèmes de défense depuis quasiment le début de la République islamique, en 1979. Dès 1982, alors jeune député du parti qui a confisqué le pouvoir, il est nommé membre du Conseil suprême de défense, dont il prendra en 1986 la tête du Comité exécutif. Il sera aussi le chef des forces aériennes de 1986 à 1991. Mais lui, à la différence de nombreuses figures du régime, n’est pas issu du corps des pasdaran. Au contraire, il s’est toujours occupé de l’armée régulière. C’est lui qui la défendra, sera l’interface entre elle et la sphère politique et la sauvera des ultras du nouveau régime qui souhaitaient la voir disparaître, la considérant trop liée au régime du Chah, et remplacée par les seuls pasdaran. Plus tard, il organisera la fusion de la gendarmerie avec les comités révolutionnaires, une politique qui lui permet de dissoudre ces derniers et de rétablir davantage de légalité.
Grand scandale
Les années 80 sont aussi celles de la terrible guerre Irak-Iran provoquée par Saddam Hussein, qui utilise tous les moyens pour venir à bout de «l'ennemi perse» : attaques chimiques, tirs de missiles sur Téhéran… Le monde arabe et les puissances occidentales arment l'Irak et l'Iran se retrouve démuni. Il lui faut du matériel militaire à tout prix. En 1986, Rohani fait donc partie du petit groupe d'Iraniens chargés d'acheter secrètement ce matériel aux Etats-Unis en échange, notamment, de la libération des otages américains du Liban détenus par le Hezbollah. Ce sera l'Irangate, le grand scandale des années Reagan.
Secrétaire général du Conseil suprême de sécurité nationale (de 1989 à 2005), il se trouve à la tête d’une centaine de personnes chargées de réfléchir sur les orientations stratégiques. A partir de 2003, il devient le négociateur en chef du dossier du nucléaire. Sur ce point, le régime est divisé, comme le montre bien le renvoi de son principal collaborateur, Mohammad Javad Zarif - qui deviendra en 2013 son ministre des Affaires étrangères.
Il y a ceux qui ne veulent rien céder, quitte à subir les sanctions de plein fouet, et ceux qui soulignent les ravages que l'économie subira et estiment que celle-ci ne pourra aller mieux qu'avec les pays occidentaux. La victoire d'Ahmadinejad, en 2005, fera quitter le devant de la scène à Rohani. Celle de 2013 lui permet de revenir en force. «Cette victoire est la victoire de la sagesse, de la modération et la prise de conscience de ce que sont le fanatisme et les mauvaises attitudes», lance alors Rohani. Le nouveau président s'emploie aussitôt à marginaliser les courants les plus hostiles à un accord nucléaire. Si on le compare à Mohammad Khatami, son prédécesseur réformateur qui s'efforça sans grande réussite de libéraliser la société, il est plus coriace, il connaît toutes les hiérarchies du pouvoir - il a été membre de deux institutions clés, le Conseil de discernement et l'Assemblée des experts - et il est un vrai politique, alors que Khatami vient de la culture. Et aussi, il a de bonnes relations avec le Guide, à la différence de Khatami, qui avait confié se disputer avec celui-ci «tous les neuf jours».
«LAngage économique»
Son grand chantier, l'accord nucléaire, sera conclu le 14 juillet 2015. «Rohani a réussi cet accord qui permet à l'Iran de sortir d'une quarantaine qui durait depuis trente-sept ans. Il a fait un travail colossal. Chapeau aussi au professionnalisme de l'équipe qui l'a négocié, commente le politologue et ex-homme politique iranien Ahmad Salamatian. La différence entre Rohani et ses adversaires, c'est qu'il a le souci de l'Etat alors qu'eux sont encore marqués par le souci de la révolution. On le voit : ses collaborateurs sont des hommes d'affaires et des économistes, et non plus des pasdaran. Sa priorité, c'est la reprise économique et il parle un langage économique qui peut intéresser la classe moyenne. Sous Ahmadinejad, l'Iran avait connu un taux de décroissance de - 6 %. Après deux ans de gouvernement Rohani, son taux de croissance est de 4 %. Une différence de 10 %.»
Lors de sa campagne électorale, le futur président s’était engagé à faire libérer les prisonniers politiques. Visiblement, ce n’est plus sa préoccupation première, ou alors il n’a pas le pouvoir de tenir sa promesse. Même Mehdi Karoubi et Mir Hossein Moussavi, les deux anciens candidats, qui avaient refusé les élections truquées de 2009 et furent d’anciennes figures du régime, sont toujours en résidence surveillée. C’est vrai que la classe moyenne, elle aussi, ne s’intéresse guère à eux.