Florent Parmentier est enseignant à l’Ecole d’affaires publiques de Sciences Po. Il anime le site EurAsia prospective et il est l’auteur de Les chemins de l’Etat de droit. La voie étroite des pays entre Europe et Russie (Paris, Presses de Sciences Po, 2014). Spécialiste de la Moldavie, il revient sur les manifestations qui secouent la capitale, Chisinau, depuis une semaine. Les protestataires exigent la démission du gouvernement démocrate pro-européen mais corrompu, et de nouvelles élections.
Ces manifestations mêlent pro-russes et pro-européens… Est-ce que ça signifie que la géopolitique est mise au second plan ?
La Moldavie est un pays traversé par des forces contradictoires, à la périphérie de la puissance russe et du voisin roumain, avec laquelle la majorité de la population moldave partage la langue. La conjonction des partis dits pro-roumains et des partis pro-russes surprend les observateurs ; elle signifie néanmoins que nous assistons à un mouvement social d’ampleur dont le but n’est pas de régler l’orientation géopolitique de la Moldavie, mais de signifier l’écœurement d’une grande partie de la population face à l’oligarchie. L’affaire du «milliard volé» (un scandale de détournements de fonds qui a mené à l’arrestation de l’ancien Premier ministre Vlad Filat en octobre dernier ndlr) – qui représente environ 15% du PIB moldave – constitue bien la trame de fond de la crise politique actuelle. Elle est révélatrice du niveau de corruption régnant au plus niveau de l’Etat, faisant de la Moldavie un «Etat capturé» où les richesses s’accumulent entre quelques mains ne sachant pas toujours différencier les intérêts privés du bien commun.
Quelles sont donc les revendications précises des manifestants ?
La colère des manifestants contre l’utilisation des moyens de l’Etat à des fins d’accumulation de richesses les conduit à exiger des élections anticipées, afin de renouveler profondément leur classe politique. Les partis de gouvernement ne semblent pas aujourd’hui en mesure de proposer d’alternative : Pavel Filip, le nouveau Premier ministre, semble être un homme du système dont les manifestants n’attendent rien, et auxquels les partenaires européens se sont résignés.
Ces manifestations ont-elles un véritable enjeu ?
La Moldavie indépendante a été régulièrement secouée par des mouvements sociaux, sur fond de société extrêmement divisée, que ce soit en matière géopolitique, générationnelle, culturelle… Ce qui a été appelé la «Révolution twitter» d’avril 2009, mettant aux prises le parti des communistes face aux actuels gouvernants, se déroulait déjà sur fond d’exaspération sociale. La crise actuelle s’inscrit donc dans des registres de mobilisation déjà connus, avec une nouveauté : la fracture des pro-européens, dont une partie est au gouvernement, et l’autre dans l’opposition sous forme de mobilisation de la société civile.
Peuvent-elles aboutir sur l’élaboration instantanée d’une démocratie ?
Cela ne peut conduire rapidement à l’émergence d’une démocratie, mais la mobilisation citoyenne peut contraindre les élites à adapter leur gouvernement, et ce d’autant plus si les gouvernants européens font passer le même message.
Ces mouvements sociaux sont-ils comparables aux prémices de l’Euromaïdan en Ukraine?
L’Euromaïdan était également un mouvement social de réaction contre le règne de l’oligarchie ; de manière plus positive, on peut dire que les manifestants souhaitent un Etat de droit sur le modèle européen. La différence vient de l’origine des manifestations. En Ukraine, c’était lié aux engagements internationaux pour le pays, et en Moldavie, la mobilisation découle de l’élection au Parlement d’un nouveau Premier ministre.
Quel est l’intérêt de la Russie d’une part, et de l’UE d’autre part ? Que veulent les partenaires internationaux de la Moldavie ?
La Moldavie est un pays à la périphérie des deux champs de force du continent, de la Russie et de l’UE ; la Moldavie a été pendant plusieurs années le «pays modèle» du Partenariat oriental, c’est-à-dire la politique européenne à destination de l’Europe orientale. Dans le même temps, elle cherche à entretenir des relations apaisées avec la Russie, qui soutient la Transnistrie, un territoire séparatiste situé à l’Est du pays, et a une influence considérable sur la vie politique du pays. L’UE cherche à sécuriser le développement de la Moldavie selon le modèle européen, tandis que la Russie souhaiterait rapprocher la Moldavie de ses positions. Les deux partenaires regardent en tout cas avec intérêt l’évolution de la situation politique dans ce pays.
L’ultimatum posé aux autorités pour organiser des élections législatives est-il crédible ?
Par définition, l’ultimatum a pour fonction de mettre les autorités devant leur responsabilité. Il n’y a rien de malhonnête à désigner au Parlement un nouveau Premier ministre ; la question n’est pas celle de la légalité, mais de la légitimité du pouvoir. Et celle-ci est véritablement entamée.
La tenue d’élections anticipées peut-elle être bénéfique ? Ne risquent-elles pas d’aggraver l’instabilité dans laquelle est plongé le pays ?
Il faut partir du principe que nous sommes d’ores et déjà dans une situation instable ; dès le soir des élections, il était notable que les partis gouvernementaux dits pro-européens allaient avoir une majorité serrée, fragile et à la merci des turbulences politiques. Dans ces conditions, le résultat des élections peut perpétuer l’instabilité, voire l’aggraver, mais aurait le mérite de redonner une légitimité aux gouvernants. Et, peut-être, de repartir sur des bases plus saines.
On entend le nom de Vladimir Plahotniuc revenir assez souvent, qui est ce personnage ?
Vlad Plahotniuc est un homme d’affaires dont l’empire s’étend sur plusieurs domaines – les médias, l’immobilier, la finance… Il présente en outre la spécificité d’être le principal soutien du Parti démocrate, actuellement au pouvoir, et d’organiser en sous-main la vie politique moldave selon ses propres intérêts. Il est contraint de le faire afin de se protéger d’éventuelles poursuites, l’ancien Premier ministre Vlad Filat (2009-2013) ayant lui-même été arrêté à la mi-octobre 2015. Il cristallise à ce titre le ressentiment d’une partie de la population.
Y a-t-il une force politique alternative qui puisse représenter la société civile ?
Oui, la société civile, des associations pro-européennes sont bien présentes parmi les manifestants, à l’instar de l’association Dignité et justice. Cependant, la capacité de l’association à gagner des voix en se présentant à des élections n’est pas certaine, puisqu’elle ne dispose pas du réseau d’élus ni de l’expérience politique nécessaire pour transformer un mouvement de contestation en un vote d’adhésion.
Les partis protestataires désirent-ils vraiment la démocratie ou ne cherchent-ils pas seulement à accéder au pouvoir pour perpétuer le système oligarchique ?
C’est le cœur du problème, opposant le moment de contestation et le mouvement de réformes. Les manifestants sont à la demande d’un Etat impartial, de bonne gouvernance, autrement d’Etat de droit plus que d’autres choses. Dans un second temps, la question est celle des meneurs politiques de cette contestation, et de leurs pratiques au pouvoir : on ignore s’ils sont véritablement prêts à changer le pays, quitte à ne pas bénéficier des systèmes de prébendes liés au pouvoir. A côté de la pression des citoyens, doit se trouver la volonté des Européens de faire évoluer le système. On ne le fera qu’à la condition de soutenir des réformes, et non un gouvernement…