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Libération
Reportage

Dans le fief de Laurent Gbagbo, entre espoir et résignation

Les procès de l'ancien président de Côte-d'Ivoire et de Charles Blé Goudé, son ancien bras droit, s’ouvrent ce jeudi devant la Cour pénale internationale, à La Haye. C’est la première fois qu’un ex-président sera jugé par cette institution.
Laurent Gbagbo à la la CPI, à La Haye, le 19 février 2013. (Photo Michael Kooren. AFP)
par Anna Sylvestre-Treiner, Correspondance à Abidjan
publié le 28 janvier 2016 à 10h22

Le soleil décline, enfin. La chaleur est un peu moins accablante, la lumière se fait plus douce, un léger vent fait voler la poussière. Les gamins jouent au foot, leurs parents décapsulent leur Flag, la bière nationale, de vieux haut-parleurs diffusent du zouglou. Au milieu de la place, un homme hurle sa colère. «J'ai le cœur qui brûle ! Tout ça, c'est de la faute des sorciers blancs ! Gbagbo les menaçait, alors ils l'ont fait tomber. Ils m'ont pris mon papa !» Les mots qui suivent sont incompréhensibles, le chagrin avale les syllabes et fait tressaillir le corps. L'homme se rassoit.

Près de cinq ans après sa chute et son arrestation, l’ouverture du procès de Laurent Gbagbo devant la Cour pénale internationale (CPI) est dans tous les esprits en Côte-d’Ivoire. De 2000 à 2011, le leader socialiste, en proie à une rébellion installée dans le nord, a dirigé un pays traversé par d’incessantes crises. Après une présidentielle contestée, son règne s’est achevé dans des violences qui ont fait au moins 3 000 morts. Au terme d’une décennie de tensions et de bras de fer diplomatique entre le palais présidentiel abidjanais et l’Elysée de Jacques Chirac puis de Nicolas Sarkozy, l’intervention militaire française a été décisive dans la chute de Laurent Gbagbo. Une ingérence que les partisans de l’ancien président ivoirien n’ont toujours pas digérée. Pour eux, ce procès doit être celui de la politique de Paris dans leur pays.

«Néocolonialistes»

«La CPI, c'est pas la Cour pénale internationale. Non ! C'est le complot pénal international !» Babouches en cuir, chapeau en velours rouge, pantalon bleu rayé, et sacrée gouaille, un autre homme vient de prendre la parole. Installés sur de vieux bancs en bois, ils sont une trentaine d'inconditionnels de Laurent Gbagbo. Chaque soir, les pieds dans le sable, ils se réunissent sur ce vaste terrain vague du Terminus 47, un lieu-dit de la commune de Yopougon à Abidjan. Ensemble, ils ressuscitent leur «Parlement», créé du temps de l'ancien président ivoirien. Ici, il s'agit de convaincre. L'éloquence et le style doivent être au rendez-vous. «S'il y avait la justice, Gbagbo aurait déjà été libéré. Mais ce n'est que de la politique, alors… Ce procès, c'est celui des néocolonialistes», poursuit le dandy du groupe. Les yeux cachés par des lunettes noires, un autre prévient : «Vous pouvez tuer Gbagbo mais pas son esprit. Gbagbo, c'est aussi moi, c'est aussi lui, c'est nous tous !» Sur son cœur, un badge clame : «Jusqu'au bout !»

Lors de la présidentielle d'octobre 2015, alors qu'un mot d'ordre de boycott avait été lancé par les proches de l'ancien chef d'Etat, l'abstention a atteint 63% dans cette commune populaire dans le nord d'Abidjan. «Ces élections ont confirmé que Laurent Gbagbo restait un acteur majeur en Côte-d'Ivoire», analyse le politologue Rodrigue Koné. «Le procès devrait le renforcer, il va se présenter comme une victime, comme un héros de l'anticolonialisme et de l'anti-impérialisme.»

«J’ai été arrêté, bastonné»

Une certaine nostalgie semble habiter le Baron Bar. En plein cœur de Yopougon, ses murs roses abîmés par le temps ont plusieurs fois accueilli Laurent Gbagbo et vu défiler des centaines de ses partisans. Ce jour-là, seul quelques chaises en plastique traînent au milieu d'une cour délabrée. Même si le lieu n'a de «bar» que le nom, c'est là que les Jeunes Patriotes, les membres d'un mouvement politique fondé par Charles Blé Goudé, proche de l'ancien président et réputé pour sa violence, ont l'habitude de se retrouver. «Laurent Gbagbo, c'était l'espoir du peuple. C'était le président du peuple. Je l'ai aimé parce qu'il a été le seul à visiter chacun des villages de la Côte-d'Ivoire. Il a traversé les rivières en pirogue, il a escaladé les montagnes. On le prenait pour un fou. Mais lui, il nous connaissait», explique un gaillard. Parce qu'il a toujours un livre de Luther King sur lui, on l'appelle «Martin». Ces militants ne livreront que leur surnom.

Presque tous ici ont le crâne abîmé de cicatrices, et sortent de prison. «Après la crise, j'ai été arrêté, bastonné, on m'a brûlé au fer à repasser», raconte «Kan», un grand calme amateur de taekwondo. «On nous parle de justice, mais dans une guerre, il y a deux camps. Nous seuls sommes pourchassés. Qu'en est-il des autres ?» En Côte-d'Ivoire, l'actuel président Alassane Ouattara a promis que tous ceux qui ont commis des crimes seraient punis mais seuls des dignitaires pro-Gbagbo ont pour l'heure été jugés. La CPI, elle, ne débute ses enquêtes sur les pro-Ouattara que maintenant et n'en a inculpé aucun pour l'instant.  «J'espère toujours que notre papa sera libéré, assène «Thabo Mbeki», chargé des médiations au sein du groupe. Mais je ne crois plus vraiment à la justice des hommes, je m'en remets à Dieu.»

La nuit est tombée depuis plusieurs heures déjà. Alors que les fidèles de Laurent Gbagbo oscillent entre espoir et résignation, à quelques pas du Baron Bar, la rue Princesse se prépare à une nouvelle soirée. Cette rue était l'une des plus célèbres d'Afrique, son animation était réputée dans tout le continent. Jusqu'au petit matin, tout Yopougon venait y boire et y danser. Après la chute de Laurent Gbagbo, ses bars ont été rasés. Aujourd'hui, il ne reste plus que quelques «maquis», ces restaurants populaires ivoiriens. «Regardez, il n'y a presque plus d'activité ici», lance Alice, la gérante de l'un d'eux. Derrière son comptoir, la commerçante garde une photo jaunie. On la voit, avec dix ans et quelques kilos de moins, aux côtés de Gbagbo. «Avant, chaque nuit, on était des milliers. Désormais, la rue Princesse pleure, la rue Princesse est en deuil.»