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question de genre

Islande : première sur l'égalité des genres, mais «rien n'est acquis»

Depuis six ans, l'Islande est l'élève modèle en matière de parité. Mais des inégalités subsistent. Interview croisée de deux expertes islandaises sur la question.
Un homme pousse un landau à Reykjavik en octobre 2010. Grâce à une politique progressiste dans le domaine de la petite enfance, l'Islande offre des congés paternités de trois mois à ses citoyens. (Photo Chris Helgren. Reuters)
publié le 31 janvier 2016 à 12h02

Le 20 janvier dernier, l'Islande a brillé pour la sixième année consécutive au forum de Davos. Premier du classement annuel réalisé par le forum économique mondial sur l'écart entre les genres, le pays pourrait bientôt atteindre l'équité parfaite entre les sexes. Enfin presque. Halldóra Traustadóttir, ancienne présidente de l'association des droits des femmes en Islande, et Irma Erlingsdóttir, directrice du centre de recherche islandais sur l'égalité des genres, rappellent que même sur «l'île des femmes», le combat est loin d'être gagné. Interview croisée.

Pourquoi l’Islande est-elle si bonne élève concernant l’égalité des genres ?

Halldóra Traustadóttir : Il y a toujours eu une intégration importante des femmes dans le marché du travail en Islande. Le pays est très petit, alors il a besoin de tout le monde et de toute la main d'œuvre pour effectuer les différentes tâches. Le vrai tournant des années 70 concernant le combat des Islandaises pour l'égalité des sexes est le célèbre «women's day off» du 24 octobre 1975. Les femmes ont manifesté dans la capitale Reykjavik et ont pris leur journée pour prouver à quel point elles étaient importantes et nécessaires pour l'équilibre du pays. Presque 90% des femmes, celles qui travaillaient et les femmes au foyer, ont participé à l'événement. Le temps d'une après-midi, le monde s'est arrêté en Islande. On s'est rendu compte que sans la contribution des femmes, la société ne pouvait pas avancer. Grâce à cette journée, le regard a changé sur les femmes et cinq ans après, les Islandais ont choisi Vigdís Finnbogadóttir – une mère célibataire – comme chef de l'Etat. C'était la première femme présidente élue au suffrage universel dans le monde.

Irma Erlingsdóttir : Les Islandais connaissent l'impact économique de l'égalité entre les sexes. Nous ne serions pas aussi riches s'il y avait trop de disparités hommes-femmes. Et nous sommes trop peu nombreux pour ne pas en percevoir l'importance. Les conséquences se repèrent presque immédiatement dans un pays qui compte 320 000 habitants. Et c'est intéressant de noter que dans les sondages actuels, la majorité des femmes (93%) et des hommes (73%) considèrent que la situation des hommes est supérieure à celle des femmes dans la société islandaise… cela malgré le fait que nous sommes les meilleurs dans le domaine selon les index mondiaux.

Vous évoquez l'impact économique de l'égalité des genres. Le krach financier de 2008 a t-il eu des conséquences sur cette question ?

H.T. : En effet, la crise financière de 2008 a changé partiellement la société. Au début, on pensait que ça n'était pas important et que le plus urgent était de ressusciter le système financier. Mais les féministes ont insisté pour faire comprendre qu'une des raisons de la crise était le fait que la société n'était régie que par le même profil d'hommes, enclins à toujours prendre les mêmes décisions. L'idée a fini par convaincre les Islandais. Début 2009, le gouvernement, devenu très impopulaire, a démissionné. Un nouveau gouvernement de gauche a ainsi été formé, parfaitement paritaire, avec pour Premier ministre, Jóhanna Sigurdardóttir, une homosexuelle assumée. Ce fut la première femme nommée chef du gouvernement. A l'issue d'un scrutin convoqué pour désigner un nouveau parlement, 43% des parlementaires étaient des femmes. Il est évident qu'à ce moment-là, le combat pour l'égalité des sexes a pris une nouvelle ampleur.

I.E. : Le krach financier a eu aussi un impact négatif puisque les femmes étant plus actives dans le domaine public, où les emplois sont mal rémunérés, elles ont été frappées plus sévèrement par la crise. La crise a accru la pauvreté pour la gent féminine : les deux tiers des plus pauvres sont des femmes.

Dans quels domaines reste-t-il des inégalités ?

H.T. : Presque partout, même si les disparités s'effacent peu à peu. Et on sait que quels que soient les progrès, rien n'est acquis. Quand il s'agit du pouvoir financier et politique, l'écart entre hommes et femmes est toujours conséquent. La majorité des entreprises sont encore dirigées par des hommes, et l'écart entre les salaires persiste, même en Islande. Le marché du travail est très déterminé par le sexe, et si les femmes sont embauchées dans des secteurs très masculins, les hommes par contre n'entrent pas dans les secteurs féminins. Comme on dit souvent ici : un homme aura un plus gros salaire pour prendre soin de l'argent dans les banques qu'une femme pour prendre soin des enfants, de leur éducation et de leur santé. Même en Islande, le travail d'un homme a plus de valeur que celui d'une femme.

I.E. : L'écart salarial entre hommes et femmes, en termes de salaires horaires bruts dans le secteur privé, reste trop élevé. Les domaines traditionnellement masculins sont mieux payés que les domaines féminins. La ségrégation sur le marché du travail est encore importante. Seulement 21% d'Islandais travaillent dans un lieu de travail où travaillent autant de femmes que d'hommes. D'ailleurs, selon l'économiste Lilja Mósesdóttir, la ségrégation des sexes sur le marché du travail islandais est l'un des principaux facteurs de l'écart entre les salaires, bien plus que la hiérarchie professionnelle même si il y a encore une trop faible représentation des femmes dans les postes à haute responsabilité.

Les hommes acceptent-ils facilement de laisser des responsabilités, managériales notamment, aux femmes ?

H.T. : Selon moi, non. Les dirigeants masculins sont toujours majoritaires en Islande. S'ils le sont moins sur la scène politique, c'est que les institutions gouvernementales ont dû appliquer en premier les lois en faveur de l'égalité des genres. Ces mesures exigeaient que dans les ministères ou organisations politiques où le nombre d'hommes et de femmes était inégal, une personne du sexe sous-représenté devait être employée en priorité lorsqu'il y avait des embauches. Mais ça n'est pas la même chose dans le secteur privé. La parité s'y applique de manière moins contraignante même si les sociétés ne doivent pas descendre en dessous du quota 40/60 concernant les conseils d'administration et les comités de direction.

I.E. : C'est pour ça qu'il faut des mesures spécifiques… et une politique de parité et dégalité au sein des entreprises et des partis politiques. Durant ses mandats, Vigdís Finnbogadóttir a mis l'accent sur le fait qu'il faut inclure les hommes dans le débat sur l'égalité. Malgré ça, nous n'avons pas encore réussi à les faire se sentir responsables de ce problème. L'égalité des sexes, qu'on a l'habitude de considérer comme un «problème de femmes», est en réalité un problème de société, des deux sexes réunis. En 2005, pour mieux sensibiliser les hommes à ce débat, Vigdís Finnbogadóttir a été à l'initiative, avec le ministère des Affaires sociales, d'un colloque d'hommes sur l'égalité des sexes. Un colloque auquel participaient 200 hommes dont les plus grands preneurs de décision en Islande, chefs d'entreprises et hommes politiques.

Les Islandais sont-ils convaincus des retombées positives d’un système paritaire ?

H.T. : Je dirais oui et non. Oui, si nous regardons les mesures prises par le gouvernement, les syndicats, les institutions et les compagnies privées. Mais toute la nation n'est pas encore totalement convaincue. Je dirai que «nous», les féministes, parvenons petit à petit à convaincre le reste de la population de changer les choses, mais c'est encore très lent.

I.E. : Selon moi, les Islandais adhèrent sans réticence à l'égalité des genres. Et je rajouterai même qu'ils en sont fiers. On est fier de Vigdís Finnbogadóttir, on est fier de Jóhanna Sigurdardóttir, on est fier de la grève des femmes… comme on peut être fier d'une équipe de foot en France.

Quel est selon vous le principal obstacle à la parfaite égalité des genres ?

H.T. : En premier, la culture. Les gens sont influencés par des siècles de pensées archaïques sur les rôles de l'homme et de la femme dans la société. Ces rôles étaient peut-être pertinents il y a mille ans, quand les gens devaient tout faire eux-mêmes, et que les hommes, en général plus résistants et plus forts que les femmes, allaient chasser pendant que les femmes s'occupaient des enfants. Mais on ne vit plus dans ce monde, alors il n'y a pas de raisons d'entretenir ce schéma de l'homme qui travaille et de la femme qui gère le foyer. Les hommes gagneraient aussi à voir émerger une société paritaire. Si l'égalité entre les sexes était parfaite, nous pourrions tous être qui on veut.

I.E. : Nos sociétés sont encore très patriarcales… l'obstacle est là. Mais il est vrai aussi qu'une participation active des hommes est nécessaire à une avancée des droits entre les sexes. Ils doivent se sentir autant concernés que les femmes par cette question.

Quels conseils pourriez-vous donner à la France pour qu’elle devienne aussi un bon élève en matière d’égalité des sexes ?

H.T. : Je ne connais pas assez bien la société française pour donner des conseils mais je pense qu'il faut d'abord élaborer une vraie législation qui promeut l'égalité des genres, pour que les mentalités finissent par en comprendre la nécessité.