Le vieil homme peine à y croire : plus une détonation, plus un tir. Cela fait des mois qu'aucune roquette n'a explosé contre le bunker de la police, au coin de la rue de terre dévastée où habite Jaime ; et les balles traçantes ne trouent plus la nuit sur les collines qui dominent Toribío, sa bourgade du sud-ouest des Andes colombiennes. «Je peux enfin travailler !» se réjouit le grand-père au corps sec et courbé. Dans le torrent en contrebas, d'où il extrait des matériaux de construction, nul besoin désormais de se cacher derrière un rocher au moindre tir.
«Tout réparer»
Lui et ses voisins ont été les premiers à ressentir les effets du processus de paix entre le pouvoir et la guérilla d’extrême gauche des Forces armées révolutionnaires de Colombie (les Farc, qui comptent 8 500 hommes). Les négociateurs discutent à Cuba depuis fin 2012 et espèrent boucler un accord final fin mars, mais les combattants sont déjà en posture d’armistice. En juillet, les Farc ont décrété une trêve unilatérale en signe de bonne volonté. Quelques semaines plus tard, le président libéral Juan Manuel Santos suspendait les bombardements aériens.
A Toribío, où les habitants, majoritairement des Indiens nasas, avaient parlementé avec les groupes locaux de rebelles, la détente avait déjà débuté. «Si tout va bien, nous célébrerons en avril une année complète sans un seul coup de fusil», lâche, optimiste, le commandant du détachement de police, derrière un mur de sacs de sable. Sur les parois de sa garnison aux allures de blockhaus, les impacts de tirs trouent toujours la peinture. Le village détient un triste record en Colombie : les rebelles l'ont attaqué quatorze fois depuis les années 80, et les escarmouches s'y succédaient toutes les semaines ces dernières années.
«Si nous sommes restés, c'est parce que nous n'avions pas d'argent. Ni d'autre endroit où aller», confie un voisin de Jaime. Dans un rayon de 50 mètres autour du commissariat, des toits effondrés et des murs envahis de ronces encadrent des friches abandonnées, souvenir du bus piégé que les Farc ont fait détonner lors d'une de leurs plus violentes attaques, en 2011. «C'était apocalyptique, ma femme en est restée sourde», raconte Jaime, sous son plafond de bambou toujours béant.
«La paix va bientôt nous permettre de tout réparer», espère pour sa part le policier. Derrière lui, un officier de l'armée de terre passe furtivement la tête. Les militaires patrouillent toujours dans le village et ses alentours, et les policiers eux-mêmes, cantonnés à quelques rues, restent équipés d'un attirail de guerre : casque, fusil-mitrailleur, gilet pare-balles. Mais les dernières casemates qui trônaient dans les rues, à quelques pas de l'école, ont enfin été démontées. Sur la place principale, le square résonne à nouveau de jeux d'enfants, et les ados investissent, la nuit tombée, le terrain de basket abandonné pendant des années. Deux tournois nocturnes ont été organisés avec les jeunes d'autres villages - c'était impensable il y a quelques mois. «Nous avons même fait une sortie de fin d'année à la rivière», se réjouit la directrice du collège, Rosbita Gómez.
Au coin de la place, de timides coups de scie et de marteau commencent à se faire entendre, une odeur de peinture fraîche se dégage de la boulangerie. «C'est tout nouveau, se réjouit le médiateur de la mairie, Fabio Idrobo. Avant, les gens n'osaient pas mettre un sou dans une maison de Toribío !»
Même s'il apprécie l'accalmie comme personne, Jaime reste circonspect face aux nouvelles en provenance de Cuba, notamment sur un accord d'étape qualifié d'«historique», qui prévoit des réparations aux victimes. «Je n'ai toujours pas reçu les aides promises par l'Etat après l'explosion de 2011», doute-t-il. Pour sa fille, qui a subi une fausse couche ce jour-là, il a dû engager un long processus judiciaire.
Déminage empirique
«Outre les indemnisations individuelles, il faudra aussi des réparations collectives pour nos communautés», prévient le dirigeant indien Esneider Gómez. Il espère des constructions de routes, de terrains de sport… «Mais nous ne connaissons toujours pas le texte exact des négociations, pas plus que les autres Colombiens», souligne-t-il. De nouvelles routes permettraient de désenclaver les hameaux des alentours, où des drapeaux blancs plantés sur les écoles témoignent des combats passés, quand les mitraillages des hélicoptères répondaient aux tirs de roquettes artisanales des guérilleros. Depuis quinze ans, l'armée profitait des Black Hawks, des hélicoptères fournis par l'aide militaire américaine à travers le «Plan Colombie». Signe des temps, le nouveau programme de coopération présenté par Barack Obama cette semaine au Congrès, chiffré à près de 450 millions de dollars (399 millions d'euros), se dénomme «Paix Colombie» et devra permettre de financer l'après-conflit (lire l'encadré).
Toribío espère sentir les effets de cette nouvelle facette de l'aide américaine. En déminage, il y aura fort à faire dans les majestueuses cordillères plantées de bananiers et de café, truffées d'engins explosifs artisanaux par les Farc. Après la mort de plusieurs membres d'une même famille, qui ont sauté près de leur ferme, les habitants se sont mis à l'œuvre, empiriquement. «Nous parvenons à désactiver les mines dans la moitié des cas», assure Edgar Tumiña, coordinateur de la garde indienne. Armés d'un simple «bâton d'autorité», téléphones portables éteints pour éviter les étincelles, ces volontaires nasas interviennent lorsqu'un engin suspect est détecté. Suivant les cas, ils déconnectent les câbles, éloignent l'engin du sentier, l'enterrent avec du sel…
L'organisation indienne, représentative d'un tissu social exceptionnel en Colombie, ne compte pas attendre non plus pour réintégrer les nombreux paysans qui, adultes ou pas, ont choisi la voie des armes. «Nous avons tous des amis d'enfance qui sont entrés dans les Farc, assure le fils de Jaime, de 28 ans. C'était la grande mode : partir pour avoir un fusil, trois repas par jour…» Autour du hameau de Tacueyó, à une demi-heure de mauvaise route du centre du village, les Indiens ont déjà récupéré une demi-douzaine de mineurs, en faisant pression sur les petites troupes de rebelles ou en protégeant les adolescents après désertion. Mais ils savent que tout ne sera pas aussi aisé. «Les guérilleros répètent qu'ils ne vont pas rendre les armes, juste les cacher au cas où», raconte un paysan qui croise encore fréquemment les rebelles.
Sur les pistes de Toribío, de puissantes émanations de cannabis surprennent au détour des virages. Les plantations, parfois dotées d'éclairage nocturne, se sont multipliées depuis trois ans dans la municipalité. Leur trafic s'est ajouté à celui, plus ancien, de la cocaïne, extraite de la feuille de coca. «Les Farc y prélèvent leur impôt, s'inquiète un dirigeant local. D'autres groupes vont vouloir reprendre le négoce.»
Déjà, des graffitis de l'Armée de libération nationale (ELN, 1 500 combattants), groupe guévariste jusque-là inconnu dans la région, et en phase difficile de «rapprochement» avec le pouvoir depuis deux ans, sont apparus sur les routes. Les terres, dans cette zone rurale et de plus en plus peuplée, vont aussi manquer pour les futurs réinsérés, paysans pour la plupart. Les Nasas, aux collines saturées de parcelles cultivées, tentent déjà d'occuper des latifundia plus fertiles des vallées. Dans un pays qui compte toujours parmi les plus inéquitables du continent, résume Esneider Gómez, «l'accord de Cuba sera un accord de fin de conflit avec les Farc. Mais pas encore un accord de paix».
Obama a un nouveau plan
Le plan «Paix Colombie», présenté jeudi à Washington par Barack Obama et son homologue colombien, Juan Manuel Santos, prend la suite du très controversé «Plan Colombie», initié par Bill Clinton en 1999. Censé aider le pays à s'extraire du cycle de la violence - politique (les guérillas) et criminelle (les cartels) -, il a déversé des milliards pour des résultats dénoncés par les défenseurs des droits de l'homme : militarisation accrue, déplacements massifs de populations, épandage de défoliants… Il a aussi redéfini la carte du trafic de drogues en affaiblissant les barons colombiens, supplantés depuis par les Mexicains. F.-X.G.