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Orthodoxie

Pour Poutine, la Syrie vaut bien une messe

En échec au Moyen-Orient, le président russe est derrière une rencontre inédite entre le chef de son Eglise orthodoxe et le pape, à Cuba ce vendredi.
Vladimir Poutine et le patriarche de Moscou et de toutes les Russies, en novembre. (Photo Ria Novosti. Reuters)
publié le 11 février 2016 à 19h01

Le moment est mémorable. Pour la première fois dans l'histoire des Eglises, le pape de Rome et le patriarche de Moscou et de toutes les Russies vont enfin se rencontrer, ce vendredi à l'aéroport de La Havane. Bien que cette entrevue ait été préparée de longue date, la nouvelle a créé un effet de surprise. Pourquoi maintenant ? Le pape François a manifesté son désir de rencontrer le patriarche Kirill il y a un certain temps déjà. «Il lui a dit, c'est quand tu veux, où tu veux, résume Sergueï Tchapnine, l'ancien rédacteur en chef du Journal Moskovskoï Patriarkhii («journal du patriarcat de Moscou»), très introduit dans les affaires de l'Eglise orthodoxe. C'est donc du côté de Moscou que la situation ne parvenait pas à se débloquer.»

Envahisseur

Depuis la chute de l'URSS, Moscou a entretenu une relation angoissée avec Rome, refusant d'établir des relations directes avec le Vatican à cause d'irréconciliables dissensions. L'Eglise catholique, perçue comme un envahisseur, était accusée de faire du prosélytisme sur les «terres canoniques orthodoxes» (alors que l'Eglise russe, dans les années post-soviétiques, n'était pas encore l'institution forte et triomphante d'aujourd'hui ) et de cautionner le rétablissement de l'Eglise uniate en Ukraine de l'Ouest, au détriment des paroisses du patriarcat de Moscou. Mais c'est de l'histoire ancienne. «Il n'y a plus de problèmes avec les catholiques. Les relations sont fraternelles et confiantes», tranche le porte-parole du patriarcat, le père Alexandre Volkov.

Kirill prend néanmoins le risque de s’aliéner une partie de ses ouailles. La partie la plus active de la communauté orthodoxe en Russie est aussi la plus conservatrice, la plus anti-occidentale et anti-œcuménique, d’autant que ces sentiments ont été nourris et entretenus durant des années par la hiérarchie. L’Eglise catholique est perçue au mieux comme déviante, au pire comme hérétique, appartenant à un Occident décadent. Mais, peut-être parce que ces forces sont suffisamment marginales pour n’être pas dangereusement schismatiques, ou parce que l’enjeu est vraiment de taille, Moscou a opté pour le rapprochement. Tout en refusant de justifier cette subite urgence, sauf à invoquer le sort des chrétiens d’Orient, l’un des thèmes officiels de la rencontre.

«Aigle bicéphale»

Pour la professeure en culturologie et spécialiste des religions Elena Volkova, c'est bien la preuve qu'il ne s'agit pas d'un événement ecclésiastique mais d'une manœuvre. «Le patriarche Kirill est la deuxième tête de l'aigle bicéphale russe. Poutine a essayé de jouer les pacificateurs en Syrie, il a échoué. Il envoie donc le patriarche en mission, explique-t-elle. Mais à part des déclarations, que fait la Russie pour vraiment aider les chrétiens ? Elle accueille des réfugiés ? Elle ne bombarde pas les civils ?»

Une partie de l'opinion russe, libérale et occidentalisée, accorde peu de crédit à l'autonomie d'une Eglise orthodoxe qui collabore étroitement avec le régime et n'hésite pas à bénir les projets belliqueux du Kremlin. «Poutine a besoin de cette rencontre, plus que jamais. L'Occident politique lui est ouvertement hostile, c'est pourquoi il est d'autant plus important de montrer que l'Occident traditionnel et religieux l'est moins», écrit dans une analyse Alexander Baunov, le rédacteur en chef de Carnegie.ru.

Carnivore

Du reste, le pape est l'un des rares à ne pas manifester d'irritation vis-à-vis du président russe, qu'il a déjà rencontré à deux reprises et qu'il s'est gardé de critiquer. Peut-être, s'accordent à dire les experts, parce qu'originaire d'un continent où la politique est brutale, François, qui a connu la junte argentine, autrement plus carnivore que le régime russe actuel, ne semble pas ouvertement scandalisé par le style du chef du Kremlin. Mais si les intérêts de l'Eglise et de l'Etat russes convergent, «il ne faut pas voir la main du Kremlin partout, le patriarche Kirill a son propre programme qui ne se confond pas avec celui du pouvoir russe», prévient Tchapnine.

Il est à la tête de la plus grande congrégation orthodoxe du monde - 165 millions de fidèles sur 250 millions d'orthodoxes en tout. Mais dans l'ordre de la préséance des patriarches orthodoxes, Kirill n'est qu'en cinquième position. Le premier, c'est Bartholomée, le patriarche de Constantinople, qui entretient à ce jour les contacts les plus étroits avec Rome, et parle de facto au nom de tous les orthodoxes. «L'enjeu de cette rencontre n'est pas théologique, conclut Tchapnine. Elle s'inscrit dans la politique ecclésiastique : Kirill veut, au moins symboliquement, modifier ce classement et le rapport de forces», en vue du grand Concile panorthodoxe qui réunira tous les primats de l'Eglise en juin en Crète.