Les bombardements de l'artillerie turque sur les positions kurdes près d'Alep, comme le déploiement d'avions de l'Arabie Saoudite sur la base turque d'Incirlik et l'évocation de possibles actions au sol de ces deux pays contre l'Etat islamique (EI) compliquent encore l'équation syrienne. Principal parrain avec Moscou du régime Assad, Téhéran a déjà averti qu'il ne restera pas sans réagir à une intervention «des deux pays rebelles», c'est-à-dire les plus engagés dans le soutien aux groupes - y compris islamistes mais opposés à l'EI - combattant sur le terrain le «boucher de Damas». Réunis à Munich à la fin de la semaine, les Occidentaux et les Russes ont tenté de trouver les bases d'une trêve permettant de relancer des négociations qui n'ont en fait jamais commencé. Ces nouvelles tensions sont un rappel aux réalités. Elles sont la conséquence directe de l'impuissance européenne et de la résignation américaine face à une Russie toujours plus engagée dans la crise syrienne et bien décidée à en déterminer l'issue.
Entré en guerre depuis septembre contre l'EI, Moscou mène la quasi-totalité de ses opérations aériennes contre les groupes de l'opposition soutenus par les Occidentaux afin de permettre au régime de reconquérir la «Syrie utile», et notamment Alep, que la rébellion contrôle pour moitié depuis juillet 2012. «Si ceux qui sont prêts à participer au processus politique sont bombardés, il n'y aura pas beaucoup de conversations», a reconnu le secrétaire d'Etat américain, John Kerry. Laurent Fabius, qui en quittant le Quai d'Orsay dénonçait encore une fois «la complicité» russe avec le régime et «l'ambiguïté» américaine, et son successeur, Jean-Marc Ayrault, sont encore plus véhéments. Mais ce ne sont que des mots face à une Russie qui par la bouche de son Premier ministre, Dmitri Medvedev, évoque «une nouvelle guerre froide».
La résolution 2254 du Conseil de sécurité de l'ONU - la première sur la Syrie -, acceptée par Moscou comme un engagement à concentrer ses frappes sur l'EI, n'a été que poudre aux yeux. L'aviation russe a lancé peu après des bombardements d'une ampleur sans précédent en appui de l'offensive sur Alep des forces du régime, aidées par les conseillers iraniens et des contingents du Hezbollah libanais. Le but est de créer le plus possible de faits accomplis sur le terrain avant une éventuelle trêve. Mais tout à sa politique de revanche pour ce qu'il considère être les avanies subies après 1989, le Kremlin cherche manifestement à humilier les Occidentaux. Ainsi, pour Moscou, le départ d'Assad n'est plus à l'ordre du jour. «Cette question ne s'est jamais posée d'aucune manière», assurait le président syrien dans une rare interview à l'AFP, se félicitant du «respect» montré par la Russie qui se comporte comme «un Etat souverain vis-à-vis d'un autre Etat souverain».
Tous les protagonistes de la crise ont leur propre agenda. Chacun assure être en guerre contre l'EI et contre le «terrorisme», mais les terroristes des uns ne sont pas nécessairement ceux des autres. Le très autoritaire président turc, Recep Tayyip Erdogan, a relancé depuis cet été la guerre contre les rebelles kurdes turcs du PKK. Leurs frères syriens du PYD, eux, règnent sur une bonne partie du Rojava - le Kurdistan syrien. Ankara craint maintenant qu'ils ne prennent le contrôle de toute la frontière. Condamnés par Washington, ces bombardements ont valeur d'avertissement. Mais ces tirs visent aussi à soulager les groupes rebelles pris à revers par les milices kurdes.
L'alliance objective entre le PYD et les forces du régime n'est pas surprenante. A la différence des autres forces kurdes syriennes, le PYD a toujours refusé de rejoindre la coalition de l'opposition. Le régime lui a laissé le pouvoir en se retirant des zones kurdes à l'été 2012. Le PYD sait qu'il est dans un moment historique favorable. Il a mené la résistance à Kobané contre l'EI, aidé par Washington. Il a désormais le soutien de Moscou également, où il vient d'ouvrir un bureau. «La Russie est un acteur majeur du conflit et c'est elle qui en écrit le scénario», déclarait un de ses représentants dans la capitale russe. C'est cela qui inquiète Ankara.