Le titre est alléchant et invite aux spéculations les plus osées. Les Lettres secrètes du pape Jean Paul II, un documentaire de Panorama, l'émission d'investigation de la BBC, se penche sur une «relation intense» entre le pape Jean Paul II et la philosophe américaine d'origine polonaise Anna-Teresa Tymieniecka. Mais rien dans l'enquête du journaliste Edward Stourton ne permet de penser que cette relation platonique ait basculé un jour dans une liaison charnelle. Leur lien s'est développé pendant plus de trente-deux ans, entre rencontres fréquentes et échanges de lettres très intimes.
Le documentaire, diffusé lundi soir sur la BBC (1), s’appuie sur des centaines de lettres écrites par Karol Wojtyla avant et après qu’il fut devenu pape, et de photographies, toutes conservées à la Bibliothèque nationale de Pologne. Ces documents n’ont, d’après la BBC, jamais été montrés au public.
Parmi les spécialistes de Wojtyla, Anna-Teresa Tymieniecka n'est pas une inconnue. Ce qui surprend, c'est l'ampleur de sa correspondance, 300 lettres qui dormaient dans les archives polonaises. «Colossal», lâche Bernard Lecomte, l'un des meilleurs connaisseurs de Jean Paul II, auteur d'une monumentale et passionnante biographie, parue chez Gallimard (Jean Paul II). Les liens du pape polonais avec les femmes ne surprennent guère non plus. «C'était un bel homme qui plaisait beaucoup», observe son biographe.
Tenue de ski. C'est Anna-Teresa Tymieniecka elle-même qui, en 2008, six ans avant sa mort et trois ans après celle de Jean Paul II, a vendu ses lettres aux archives. Les photos ont été retrouvées après son décès. Beaucoup d'entre elles montrent Jean Paul II et son amie dans des situations informelles, en tenue de ski, en short au bord d'un lac lors de vacances en camping.
Plusieurs femmes ont joué un rôle clé dans la vie du pape, canonisé en 2014. Sentimentalement, celle qui aurait le plus compté est son amour de jeunesse, Halina Krolikiewicz, la fille du proviseur du lycée qu’il fréquentait, sa principale partenaire au théâtre devenue plus tard une actrice connue dans son pays. Pendant la guerre, le futur pape rompt avec elle pour entrer au séminaire. Halina épouse leur meilleur ami commun. Tout juste devenu prêtre, Wojtyla baptise leur premier enfant. En 1978, une fois élu pape, il invitera Halina à Rome pour assister à sa messe d’intronisation.
Professeure de philosophie dans une université américaine, Anna-Teresa Tymieniecka entre, elle, dans sa vie en 1973. Tout comme Wojtyla, professeur de philosophie à l'université de Lublin, elle se rattache au courant philosophique de la phénoménologie. Cette année-là, elle lit Personne et Acte, de Karol Wojtyla, son opus philosophique majeur. Et saute dans un avion vers Cracovie pour rencontrer cet archevêque puissant de la Pologne communiste. «Le futur pape a sûrement été très flatté de voir débarquer cette universitaire américaine lui adressant tous ses compliments», analyse Bernard Lecomte.
Commence une relation amicale et intellectuelle qui comptera, à sa manière, dans l'histoire de l'Eglise catholique. Tymieniecka traduit Personne et Acte en anglais. Surtout, en 1976, elle organise pour Wojtyla une tournée aux Etats-Unis qui joue un rôle primordial dans sa future élection à la papauté. Grâce à son mari, Hendrik Houthakker, économiste à Harvard, (ancien conseiller du président Richard Nixon mais aussi, plus tard, du Vatican) Wojtyla donne une conférence dans cette université. Le futur Jean Paul II, qui loge alors chez le couple, se fait ainsi connaître des évêques américains. Deux ans plus tard, au conclave, sa candidature recueillera le soutien de cardinaux nord-américains influents.
Après avoir consulté les lettres, le journaliste Edward Stourton estime qu'Anna-Teresa Tymieniecka a probablement avoué des sentiments amoureux à Jean Paul II dès l'été 1975, deux ans après leur rencontre. Son mari même, selon Bernard Lecomte, reconnaîtra plus tard qu'elle «était un peu amoureuse de Wojtyla». Ils partageront plusieurs fois des vacances, notamment dans la maison du couple dans le Vermont.
Les seules lettres qu'a pu consulter la BBC sont celles de la main du pape. Celles écrites par Anna-Teresa Tymieniecka manquent. «Ma chère Teresa, j'ai reçu tes trois lettres. Tu parles d'être déchiré, mais je n'ai pu trouver de réponse à ces mots», écrit-il en septembre 1976.
Dévotion. Dans une autre lettre, il la décrit comme un «cadeau de Dieu». Toujours en septembre 1976, il ajoute : «Déjà l'an dernier, je cherchais une réponse à ces mots : "Je t'appartiens." Et finalement, avant de quitter la Pologne, j'ai trouvé un moyen, un scapulaire. C'est la dimension dans laquelle je t'accepte et te sens près de moi dans toutes sortes de situations, lorsque tu es loin et lorsque tu es proche.»
Ce scapulaire de dévotion, constitué de deux petits rectangles de tissus reliés par des fils, porté l'un contre le cœur et l'autre dans le dos, aurait été offert à Karol Wojtyla par son père lors de sa première communion. Il l'offrira à Tymieniecka, révèle le documentaire. «Ce n'est pas invraisemblable d'imaginer le futur pape s'expliquant sur comment il ne peut donner suite aux sentiments amoureux d'Anna-Teresa. C'était une personne très franche, très carrée» , pointe Bernard Lecomte. C'était aussi, avant d'être un pape historique (1978-2005) et désormais un saint, tout simplement un homme.
(1) Le documentaire les Secrets de Jean Paul II est diffusé ce mardi à 20 h 55 sur Arte.