Le lieu du carnage, en plein centre d’Ankara, est lourdement symbolique. C’est le cœur même du pouvoir turc où s’élèvent à quelques centaines de mètres les uns des autres le bâtiment de l’Assemblée nationale, les bureaux du Premier ministre, le siège de l’état-major et le quartier général des forces armées. L’attentat kamikaze contre un convoi militaire qui a fait 28 morts et plus de 60 blessés mercredi en fin d’après-midi va accélérer encore la régionalisation du conflit syrien alors même que les forces turques pilonnent à l’artillerie depuis une semaine les milices kurdes de Syrie, au nord d’Alep. Il risque aussi de durcir le bras de fer entre la Russie et la Turquie, pilier du flanc sud-est de l’Otan, qui sont depuis plusieurs semaines au bord de l’affrontement.
Quels sont les faits ?
Mercredi, donc, un gros 4 × 4 s’est rangé à un feu rouge au milieu d’un convoi de bus militaires, puis le conducteur a actionné le détonateur. L’énorme explosion a été entendue dans toute la capitale turque. Quelques heures plus tard, les autorités ont annoncé avoir identifié le kamikaze grâce à ses empreintes digitales, enregistrées lors de son passage à la frontière. Il s’agirait d’un réfugié syrien, Salih Necar, proche selon Ankara des YPG (Unités de protection du peuple), branche armée du PYD (Parti de l’union démocratique), le parti des Kurdes de Syrie désormais hégémonique au Rojava, le Kurdistan syrien. Ce parti est en outre organiquement lié au PKK (le Parti des travailleurs du Kurdistan) qui mène depuis 1984 la lutte armée contre Ankara, un conflit qui a fait 40 000 morts et a été relancé l’été dernier après l’interruption de négociations de paix.
«Cette attaque terroriste a été commise par des éléments de l'organisation terroriste PKK en Turquie et un milicien des YPG», a lancé le Premier ministre, Ahmet Davutoglu. Le chef du PYD, la principale formation kurde en Syrie, Saleh Muslim, a démenti à l'AFP «toute implication», clamant que «ces accusations sont clairement liées à la tentative d'Ankara d'intervenir en Syrie». L'un des chefs du PKK, Cemil Bayik, qui en incarne l'aile la plus radicale, a été plus ambiguë. «Nous ne connaissons pas les auteurs de l'attentat, mais il peut s'agir d'une action de représailles contre les opérations de l'armée turque. Les gens dont les villages ont été brûlés et détruits ne garderont pas le silence», a-t-il affirmé, évoquant notamment les ratissages de l'armée et les couvre-feux imposés dans quelques villes du Sud-Est à majorité kurde et dans les quartiers centraux de Diyarbakir pour écraser des insurrections urbaines lancées par le PKK.
Comment vont réagir les autorités turques ?
Le Président, Recep Tayyip Erdogan, a annulé un voyage à Bakou (Azerbaïdjan), son Premier ministre, celui prévu à Bruxelles. Le chef de l'Etat turc a assuré dès mercredi que «la Turquie n'hésitera pas à recourir à tout moment, à tout endroit et en toute occasion à son droit à la légitime défense». Jeudi matin, l'aviation turque a mené plusieurs raids sur les montagnes de Qandil, en Irak du nord, où sont installées les bases du PKK. Mais, très probablement, les représailles n'en resteront pas là. La Turquie, en tant que membre de l'Otan, bénéficie en cas d'agression, au titre de l'article 5 du traité, de la solidarité des autres pays faisant partie de l'Alliance, à commencer par celle des Américains.
Toute la question maintenant est de savoir si cette attaque est bel et bien venue de Syrie. «Seul un service secret lié à un Etat a les moyens d'organiser une opération aussi élaborée», estime ainsi Emre Uslu, ancien policier et spécialiste des questions d'intelligence, pointant comme possibles suspects la Russie, la Syrie et l'Iran. L'opposition de gauche, elle, s'interroge. «Cet attentat a pour objectif d'encourager la Turquie à entrer en guerre en Syrie», s'inquiète Hikmet Cetinkaya, chroniqueur du quotidien Cumhuriyet («la république»). Beaucoup d'éditorialistes soulignent aussi ces nouvelles et étranges lacunes des forces de sécurité. La Jeep du kamikaze a été volée à Izmir, au bord de la mer Egée. Comment donc un véhicule peut-il circuler 586 km sans être contrôlé jusqu'au cœur de la capitale ? «Ce quartier est théoriquement l'endroit le mieux protégé de la Turquie, avec des dizaines de caméras de surveillance et des policiers et militaires en garde vingt-quatre heures sur vingt-quatre», relève Metin Gurcan, ancien militaire. Ces incongruités nourrissent toutes les théories du complot, comme après les précédents attentats attribués à l'Etat islamique, dont celui du 10 octobre à Ankara, qui fit 103 morts.
Pourquoi y a-t-il un durcissement des combats ?
Les rebelles kurdes du PKK intensifient leurs embuscades dans tout le sud-est de la Turquie. Jeudi, ils ont attaqué un convoi de l’armée, faisant au moins six morts. Ces opérations sont une réponse aux bombardements de l’artillerie turque commencés ce week-end contre les YPG, les milices du PYD qui attaquent à revers les forces des rébellions syriennes mises en déroute au nord d’Alep par les bombardements russes et l’offensive de l’armée loyaliste, aidée par des pasdaran iraniens et les miliciens du Hezbollah libanais. La situation devient d’autant plus incandescente qu’Ankara, de son côté, a laissé passer en Syrie, jeudi, 500 combattants de la rébellion afin de renforcer les défenses de la petite ville d’Azzaz, attaquée par les milices kurdes et bombardée par les Russes.
Autour d’Alep, se concentrent tous les enjeux du conflit syrien avec tous ses protagonistes locaux, leurs parrains régionaux et les grandes puissances qui les appuient. Aidés par l’Arabie Saoudite et la Turquie, avec théoriquement le soutien des Occidentaux, les groupes de la rébellion dite légitime, où se côtoient des formations démocratiques et des mouvements salafistes non liés à Al-Qaeda, combattent à la fois le régime syrien et l’Etat islamique (EI), mais sont la cible principale des bombardements russes. Moscou, de son côté, appuie à fond Bachar al-Assad mais aussi les forces kurdes syriennes, qui ont en plus le soutien des Américains, y compris avec des livraisons d’armes et des forces spéciales, contre l’EI. La Turquie considère l’extension du territoire contrôlé par le PYD, tout au long des 800 kilomètres de frontière turco-syrienne, et notamment la jonction entre leur bastion d’Afrin et le reste du Rojava, comme une ligne rouge.
Un affrontement entre la Russie et la Turquie est-il possible ?
Les relations entre les deux pays sont très tendues depuis la destruction le 24 novembre par deux F-16 turcs d'un Sukhoï 24 russe qui bombardait les forces anti-Assad et avait violé pendant dix-sept secondes l'espace aérien turc. Une incursion qui faisait suite à beaucoup d'autres. L'un des pilotes fut tué. Les rétorsions russes furent immédiates sur le plan économique et commercial. Depuis, les choses se sont envenimées, d'autant qu'Erdogan, comme son homologue russe, Vladimir Poutine, quasi jumeaux dans leur autoritarisme mégalomane, en ont fait une question de prestige personnel. La grande offensive russo-syrienne sur Alep a encore accru le contentieux. «La Russie et la Turquie sont dans une guerre froide qui peut déraper très vite en une guerre chaude», analyse Kadri Gürsel, éditorialiste de politique étrangère. Ankara dénonce les bombardements «barbares et lâches» des Russes et estime que les milices kurdes sont les pions de Moscou, qui répond en accusant la Turquie de «terrorisme» et de soutenir les jihadistes liés à Al-Qaeda. Ankara a longtemps prêché pour la création avec ses alliés de l'Otan d'une «zone de sécurité» au nord d'Alep, adossée à sa frontière comme havre pour les réfugiés et la rébellion démocratique.
Le renforcement des défenses anti-aériennes syriennes et l'installation de très performants missiles sol-air S-400 russes rendent ce projet désormais impossible. «Dans ce bras de fer, en tout cas, la Turquie n'agira pas seule, souligne l'universitaire Ahmet Insel. Elle s'activera pour mobiliser ses alliés de l'Otan obligés à un minimum de solidarité active.» Surtout si se confirme la piste kurde dans l'attentat d'Ankara.