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Libération
Analyse

Turquie : le risque d'une nouvelle escalade régionale

L'attentat de mercredi envenime le conflit entre le gouvernement islamo-conservateur et les Kurdes. Le PKK est accusé d'avoir organisé l'attaque.
Ankara, le 17 février. (Photo Stringer. AFP)
publié le 18 février 2016 à 13h21

Le lieu du carnage, en plein centre d’Ankara, est lourdement symbolique. C’est le cœur du pouvoir turc où se dressent, distants les uns des autres d’à peine quelques centaines de mètres, la Grande Assemblée nationale – son appellation officielle – les bâtiments du Premier ministre et le siège de l’état-major. En ce début de soirée du 17 février, un gros 4x4 s’est rangé à un feu rouge le long d’un convoi de plusieurs bus militaires puis le conducteur a actionné le détonateur. L’énorme explosion qui a fait 28 morts et plus de 60 blessés a été entendue dans toute la capitale turque.

Quelques heures plus tard, les autorités ont annoncé avoir identifié le kamikaze grâce à ses empreintes digitales. Il s'agirait d'un réfugié syrien Salih Necar proche selon Ankara des Unités de protection du peuple (YPG), les milices du Parti de l'union démocratique (PYD), le parti kurde syrien désormais hégémonique au Rojava, le Kurdistan syrien. Ce parti est  organiquement lié au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) qui mène depuis 1984 la lutte armée contre Ankara, un conflit qui a fait depuis quelque 40 000 morts et relancé depuis l'été dernier après l'interruption de négociations de paix. Cet attentat est le plus grave en Turquie depuis celui commis par l'Etat islamique le 10 octobre devant la gare d'Ankara contre une manifestation de la gauche et des Kurdes.

L’attaque de mercredi est un tournant. Elle va accélérer la régionalisation du conflit alors que les forces d’Ankara pilonnent à l’artillerie depuis une semaine les milices du PYD dans le nord de la Syrie, qui attaquent à revers les forces de la rébellion mise en déroute au nord d’Alep par les massifs bombardements russes et l’armée du régime. Mais, par ses implications, elle risque de précipiter une très dangereuse escalade entre la Russie et la Turquie, pilier du flanc sud-est de l’Otan. L’article 5 du traité de l’alliance Atlantique impose l’assistance à un état membre victime d’une agression. Toute la question est maintenant de savoir s’il s’agit vraiment d’une agression venue de Syrie.

Sommet de crise

«Cette attaque terroriste a été commise par des éléments de l'organisation terroriste (PKK) en Turquie et un milicien des YPG», a déclaré le Premier ministre Ahmet Davutoglu devant la presse. Le chef du PYD, Saleh Muslim, a démenti à l'AFP «toute implication» de son bras armé, les YPG clamant que «ces accusations sont clairement liées à la tentative d'Ankara d'intervenir en Syrie». L'un des chefs du PKK, Cemil Bayik, qui en incarne l'aile la plus radicale, a nié aussi toute responsabilité bien que de façon plus ambiguë. «Nous ne connaissons pas les auteurs de l'attentat mais il peut s'agir d'une action de représailles contre les opérations de l'armée turque ; les gens dont les villages ont été brûlés et détruits ne garderont pas le silence», a-t-il affirmé, évoquant notamment les ratissages de l'armée et les couvre-feux imposés dans plusieurs villes du sud-est à majorité kurde, dont sa capitale Diyarbakir, en réaction à des insurrections lancées par le PKK.

C'est aussi dans cette région qu'a eu lieu, ce jeudi, une nouvelle attaque par les rebelles du PKK contre un convoi de l'armée qui a fait six morts. La situation devient d'autant plus incandescente qu'Ankara, de son côté, a laissé passer en Syrie quelque 500 combattants de la rébellion afin de renforcer les défenses de la petite ville d'Azzaz attaquée par les milices kurdes et bombardée par les Russes. Pendant toute la nuit de mercredi à jeudi s'est tenu un sommet de crise au palais présidentiel. Le président Recep Tayyip Erdogan a annulé un voyage à Bakou, et son Premier ministre celui à Bruxelles. Le chef de l'Etat turc, dès mercredi, clamait que «la Turquie n'hésitera pas à recourir à tout moment, à tout endroit et en toute occasion à son droit à la légitime défense». Ce jeudi matin, l'aviation turque a mené plusieurs raids sur les montagnes de Qandil en Irak du Nord où sont installées les bases du PKK. Mais très probablement les représailles n'en resteront pas là.

Même si les autorités assurent avoir identifié l'auteur de l'attentat et arrêté une demi-douzaine de personnes liées au PYD en Turquie, de nombreux aspects restent pour le moins étranges comme le relève la presse turque de jeudi matin. «Il ne s'agit pas d'un attentat terroriste mais d'un attentat des services de renseignement», estime ainsi Emre Uslu, ancien policier et spécialiste de renseignements. Il cite quatre raisons pour démontrer que «seul un service secret a les moyens d'organiser une opération aussi élaborée» et il pointe comme possibles suspects la Russie, la Syrie et l'Iran. Cevat Ones, ancien vice-secrétaire des services de renseignement turcs (MIT), est, pour sa part, convaincu que l'attentat d'Ankara «a pour but de donner un message fort à l'Etat turc et il y aura encore d'autres attaques».

De nombreuses questions

Les éditorialistes aussi s'interrogent. «Cet attentat a pour objectif d'encourager la Turquie à entrer en guerre en Syrie», analyse Hikmet Cetinkaya, chroniqueur du quotidien Cumhuriyet (la République, opposition, 50 000 exemplaires). Ce point de vue est quasiment partagé par l'ensemble de l'opposition. «La jeep du kamikaze a été volée à Izmir sur la côte de la mer Egée. Comment un véhicule peut circuler sur 586 kilomètres sans être contrôlé ? De plus, comment ce véhicule, probablement chargé de je ne sais combien de kilos d'explosifs, peut librement entrer sur une voie unique et se placer entre trois bus qui transporte le personnel militaire ?» se demande Ismail Saymaz, journaliste de Radikal.

«L'explosion a eu lieu dans le quartier qui s'appelle Etat, sur la rue qui s'appelle Cérémonie. La cible est donc très claire. Ce quartier est théoriquement l'endroit le mieux protégé de la Turquie, avec des dizaines de caméras de surveillance et des policiers et militaires en garde 24 heures sur 24», relève Metin Gurcan, ancien militaire, spécialiste de sécurité. Mais les polémiques politiques sont déjà en train d'être relancées. Le Parti démocratique des peuples (HDP), mouvement prokurde accusé par le pouvoir d'être la vitrine politique du PKK, n'a pas signé la déclaration condamnant l'attaque terroriste de mercredi, conjointe avec les trois autres partis représentés au Parlement – le Parti de la justice et du développement (AKP), islamo-conservateur au pouvoir, le Parti républicain du peuple (CHP, gauche), le Parti d'action nationaliste (MHP, extrême droite). Le HDP estime que les attentats commis par l'Etat islamique, mais surtout les opérations en cours dans le Sud-Est (menées par les forces de sécurité contre les insurgés), «devraient être mentionnés» dans le communiqué.