MÀJ : Michael Harty a été élu dans le comté de Clare le 27 février.
D'un coup, Michael Harty a compris. L'imam l'avait convié à discuter avec des fidèles de la mosquée d'Ennis, dans l'ouest de l'Irlande, lui, le sage docteur nouveau venu en politique. Peut-être saurait-il parler différemment à ces mulsumans qui se rassemblent, en silence, dans un hall en taule à moitié rouillé d'une petite zone commerciale. Une candidate du Fianna Fail, parti historique, l'a suivi et a tracté, tout sourire. Quand lui avait les mains vides. «J'apprends, j'apprends», dit-il.
«Il ne reste plus rien»
L’homme, 63 ans, se présente en indépendant dans un pays où les candidats sans étiquette battent le record d’Europe : 16 dans le Dail (chambre basse du Parlement) sortant. Ce natif de Limerick, à 30 bornes d’Ennis, entend défendre une cause : la lutte contre les déserts médicaux et, au-delà, la bataille contre l’abandon des services publics. Dans un pays traumatisé par l’austérité, où l’accès à la santé figure en tête des préoccupations, les sondages le donnent gagnant.
Michael Harty est un GP (general practitioner), un généraliste qui s'accorde trois semaines de vacances par an et bosse six jours sur sept. Dans le comté de Clare, dit-il, «il y en avait encore 10 il y a peu. Là, on n'est plus que 7. La plupart ont 50 ans ou plus et ne sont pas remplacés par des plus jeunes, qui n'y voient aucun avenir». Et, «quand on perd un médecin, on perd ensuite la poste, l'école. Il ne reste plus rien. Certains Irlandais n'ont plus un toubib à plus de 30 kilomètres à la ronde».
De son village de 300 âmes, Kilmihil, où il veille sur 2 000 patients potentiels, il a à maintes reprises tenté d'alerter le ministère de la Santé. Dénoncé l'absurdité du regroupement dans des centres de santé, ces polycliniques qui réduisent la couverture géographique des soins. En vain. «Pourtant, on est en première ligne sur le diabète ou les maladies cardiovasculaires, on connaît nos patients, on sait les traiter. Avec les polycliniques, ce lien essentiel disparaît et on déshumanise. En Ecosse ou au Pays de Galles, les autorités l'ont bien compris et reviennent en arrière. Pas ici. Parce qu'il faut tout réduire à une question d'argent, d'austérité ?»
Il raconte la montée de la colère, la frustration de voir l’Irlande rurale se vider de ses services de base. La montée des suicides, des dépressions, de l’alcoolisme. Et au-delà : cela va de la fermeture de 140 postes de police locaux aux conséquences de la suppression de 4 000 lits dans le pays. Avec d’autres généralistes, Michael Harty a lancé, le 3 décembre, la campagne «No doctor, no village», avec le soutien des 2 500 médecins de campagne du pays. Et plaidé pour que l’aide à l’installation soit rétablie à 20 000 euros après avoir été baissée à 16 216 euros. Ce qu’a décidé mardi le ministère de la Santé.
«Allons les défier»
Lancée sur Internet et alimentée par du crowdfunding, sa campagne connaît un formidable succès. Salles pleines à craquer et esprits chauffés à blanc. «La semaine dernière, 400 personnes étaient là. "Qui ne veut pas reconduire ce gouvernement ?", ai-je demandé. 800 mains se sont levées. J'ai souri : "Allons les défier dans les urnes !"»
C'est, avec Jerry Cowley, autre praticien de la circonscription de Mayo, l'un des deux candidats de «No doctor, no village». Il a engagé un remplaçant pour mener cette campagne express de trois semaines. On se presse pour l'aider à tracter. On le hèle, on lui cause micro-bobologie ou drame intime. Sa candidature rayonne au-delà des campagnes et veut interroger le système de santé. «On a beau disposer d'hôpitaux modernes et de prestations de qualité, le manque cruel de personnel, doublé de la fermeture de petits centres de soins, rend les prises en charge souvent apocalyptiques.»
Interrogez n'importe quel(le) Irlandais(e) : tous raconteront les 60 euros lâchés pour une consultation expédiée, ou l'attente interminable aux urgences, parfois jusqu'à trois jours sur un trolley. Ou «ces expatriés des pays de l'Est qui préfèrent rentrer chez eux se faire soigner une entorse de la cheville : plus rapide et moins cher»…
Des médecins de Singapour sont récemment venus voir comment fonctionnait le système de santé, raconte Richard Layte, professeur au Trinity College de Dublin, «ils en sont repartis effondrés. Notre système est totalement à repenser, à reconstruire». Mettre de l'argent ne suffit pas, dit-il : «Le pays figure au deuxième rang des 24 pays de l'OCDE dans les dépenses pour la santé ! 10,2 % du PIB.» Le chiffre fait sourire Michael Harty : «Il y aura bientôt plus de managers que de médecins dans le système de santé. C'est le chaos.» Qu'il entend bousculer. Avec, malgré tout, un regret, qui tient de l'ironie : «Si je suis élu, j'irai à Dublin, je ne pourrai plus être GP alors que je me bats pour en défendre l'urgente utilité.»