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Libération

SOS Méditerranée, jour 2 : embarquement tumultueux

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publié le 26 février 2016 à 19h21

Pendant vingt et un jours, Jean-Paul Mari, journaliste-écrivain, tient pour Libé le «Journal de bord» de l'Aquarius, le bateau de SOS Méditerranée qui mène une opération de sauvetage des migrants.

«Voilà, nous voguons. Enfin. Même si la Méditerranée, notre mer pleine de grâce, a parfois mauvais caractère. Jeudi, quand notre navire, l'Aquarius, s'est présenté devant le port de Lampedusa, le fort vent qui venait plein ouest et roulait des vagues moussues a tourné brutalement sud-sud-ouest. Cela ne vous dit rien, sauf que le port de notre île favorite regarde exactement dans cette direction. Résultat, les paquets de mer entraient à l'intérieur du bassin, cognant contre les quais. Et noyant l'un d'eux, déjà invalide, ses tiges de béton armé dressées vers le ciel pour lui reprocher de l'avoir laissé autrefois exploser, un jour de tempête.

«Moi, j'étais toujours là, sur la jetée, à implorer l'immense statue de la Madonna de l'île, qui regardait ailleurs. Les gardes-côtes ont envoyé leur meilleur Zodiac, rouge, puissant, surgonflé. Rien n'y a fait. La mer jonglait avec le Zodiac et notre navire de 1 812 tonnes, les empêchant de se mettre à la même hauteur. Et les bénévoles de Palerme qui devaient débarquer s'accrochaient à leurs valises. Ne restait plus qu'à fuir, ce que fit sagement l'Aquarius, pour trouver une crique à l'abri du vent, Cala Pisana, pour réussir le transbordement.

«La Méditerranée n'est pas foncièrement méchante, elle voulait simplement nous rappeler ce que vivent les migrants qui tentent l'aventure dans des barcasses au moteur souffreteux alimenté - il n'y a pas de petits profits - par du fuel souvent mélangé à de l'eau. Les futurs naufragés ont à peine quitté les eaux libyennes que leur rafiot saute au sommet des vagues. Malades, gelés, déshydratés, paniqués, le mal de mer les dévaste selon la règle des cinq F : «faim, froid, frousse, fatigue, foif». Certains n'ont jamais vu la mer de leur vie, immense étendue d'eau qu'un réfugié a décrite comme «le ciel couché sur la terre». Et pourtant, ils partent. Cette semaine, trois barques sont parvenues aux abords de Lampedusa, 242 passagers, 220 et 101, des Africains, Ivoiriens, Maliens, Gambiens, Sénégalais. Peu de Nigériens, pas d'Erythréens ni de Syriens. Juste avant de partir, l'équipage de l'Aquarius a sablé le Prosecco sur le quai, croqué un gâteau sicilien et tout le monde s'est embrassé avec émotion. Ceux qui restaient. Et ceux qui embarquaient. Maintenant, nous voguons en roulant et je pense à ces fous de migrants qui se jettent sur la mer en s'accrochant à leurs radeaux. Et à ce qu'a écrit Rimbaud, prémonitoire : "La tempête a béni mes éveils maritimes/ Plus léger qu'un bouchon, j'ai dansé sur les flots/ Qu'on dit rouleurs éternels de victimes."»