A la limite du juron, le mot verdammte, que l'on peut traduire par «foutu» ou «fichu», montrait l'intensité de l'émotion d'Angela Merkel, peu coutumière d'un tel langage, surtout à la télévision. «Mon foutu devoir et mon obligation, c'est que cette Europe trouve un chemin ensemble», a lancé dimanche soir la chancelière sur la chaîne publique ARD en évoquant la tragédie de la Grèce, menacée «de plonger dans le chaos» alors que le nombre de migrants bloqués sur son territoire par la fermeture des frontières dans les Balkans augmente sans cesse. Tout en affirmant être en contact régulier avec le Premier ministre grec, Aléxis Tsípras, considéré à Berlin comme un dangereux boutefeu gauchiste avant sa conversion au plan d'austérité européen, Merkel rappelait haut et fort que «les pays de la zone euro qui ont combattu pour que la Grèce reste dans l'euro» ne devaient pas maintenant l'abandonner à son sort. Caricaturée en nouveau Bismarck par une partie de la gauche de la gauche française comme par l'extrême droite, Angela Merkel est peut-être aujourd'hui la seule dirigeante des Vingt-Huit à porter une réelle idée de l'Europe et à vouloir se donner les moyens de poursuivre l'intégration. Pourtant, elle est longtemps passée pour une Européenne de raison, plutôt tiède. Le couple franco-allemand lui était d'autant plus exotique qu'avant de s'installer à la chancellerie, elle ne connaissait guère la France. Elle a grandi à l'Est, dans l'ex-RDA.
En fait, c'est tout le contraire. «Pendant sa jeunesse, l'Europe n'était pas une réalité mais un rêve, ce qui est encore plus fort, et elle a vécu dans sa chair la division du continent», aime à rappeler Jacqueline Boysen, auteure d'une passionnante biographie sur la chancelière qu'elle a connue au début de sa carrière. Fille de pasteur inscrite aux Jeunesses communistes pour pouvoir étudier, la jeune Angela a appris à développer deux discours : l'un pour l'intimité, l'autre pour l'extérieur. Ce passé explique beaucoup de ses prises de positions d'aujourd'hui. L'Europe que Merkel veut n'est pas simplement celle d'une monnaie unique : elle doit être porteuse de valeurs. D'où son engagement, dès la fin de l'été, pour accueillir les centaines de milliers de réfugiés arrivant par la Grèce et les Balkans. «Nous, Européens de l'Est, et je m'inclus dans les Européens de l'Est, nous avons pu constater que l'isolement ne nous aidait pas», lançait-elle encore en octobre à Bruxelles aux très frileux dirigeants du PPE (Parti populaire européen), soulignant qu'«on n'arrêtera pas des réfugiés en construisant des barrières. J'ai vécu derrière une barrière pendant suffisamment de temps». Une bonne partie des Allemands, notamment dans son électorat, ont critiqué cette générosité excessive. L'extrême droite monte et, pour la première fois, la popularité de «Mutti» plonge. Ses propres alliés de gouvernement sociaux démocrate clament qu'il faut tenir compte des capacités d'accueil. Elle a un peu corrigé le tir mais elle garde le cap.