Menu
Libération
Critique

Zbigniew Brzezinski, le «faucon rusé»

En matière de politique étrangère, l’ancien conseiller à la sécurité du président Jimmy Carter, Zbigniew Brzezinski, fait encore autorité et continue d’alimenter tous les fantasmes. Une biographie vient enfin de lui être consacrée.
publié le 29 février 2016 à 17h21
(mis à jour le 29 février 2016 à 17h21)

Sa seule grande charge publique ne dura que quatre ans quand il fut, entre 1977 et 1981, conseiller à la sécurité nationale de Jimmy Carter. Dans l'imaginaire américain - et européen - ce président démocrate, qui ne fut pas réélu, a laissé une trace plutôt mitigée, avec un bilan entaché notamment par le fiasco du raid monté pour tenter de libérer les otages américains à Téhéran. L'aura dont bénéficie, après soixante ans de carrière, Zbigniew Brzezinski n'en est que plus étonnante. «Il continue à faire autorité aujourd'hui sur les problèmes internationaux, et sa voix porte largement au-delà des frontières des Etats-Unis», relève Justin Vaïsse dans une riche et passionnante biographie politique consacrée à cet universitaire, aux intuitions souvent visionnaires, spécialiste des relations internationales et soviétologue de renom. Il a eu - et a toujours - l'oreille de décideurs de premier plan et de nombre de présidents américains, comme de son alter ego républicain Henry Kissinger, de cinq ans plus âgé que lui et, comme lui, né dans la vieille Europe, avec lequel il s'entend d'ailleurs plutôt bien malgré leurs divergences.

L'aîné, l'Allemand, historien au ton toujours professoral voire pédant, est avant tout un théoricien du «réalisme», fasciné par les grands hommes qui font l'histoire et prônant une vision plutôt statique des équilibres entre les puissances. Une thématique qui est au cœur de son dernier livre, l'Ordre du monde,paru chez Fayard en février. Le cadet, polonais, politologue de formation, est beaucoup plus sensible aux dynamiques internes des sociétés, y compris dans l'URSS, et a toujours défendu une stratégie de mouvement. Si la vie et l'œuvre de l'ancien secrétaire d'Etat de Richard Nixon et de Gerald Ford ont déjà fait l'objet de dizaines d'ouvrages, il n'en existe presque pas sur Zbigniew Brzezinski, dont l'influence sur la politique extérieure américaine a été au moins aussi importante. D'où l'intérêt de cette somme écrite par cet historien spécialiste des Etats-Unis et professeur à Sciences-Po, qui dirige le Centre d'analyse, de prévision et de stratégie du Quai d'Orsay (Caps).

Nonagénaire et désormais un peu en retrait du débat politique outre-Atlantique, Zbigniew Brzezinski continue de susciter tous les fantasmes et les théories du complot. «Il suffit pour s'en persuader de saisir son nom sur Internet et très vite apparaît un inquiétant personnage qui tire les ficelles de la politique américaine, favorisant l'avènement d'un gouvernement mondial au travers du Council on Foreign Relations ou la Commission trilatérale quand il n'est pas celui qui a favorisé l'essor d'Al-Qaeda au travers de son soutien aux moudjahidin afghans», ironise l'auteur.

Né en Pologne et arrivé sur le continent nord-américain avec son père, nommé consul à Montréal juste avant la guerre, ce brillant universitaire s'installa vite aux Etats-Unis, «un pays où un homme appelé Zbigniew Brzezinski peut se faire un nom sans en changer», notait-il avec humour. Jamais, pourtant, il n'oublia l'histoire tragique de son pays d'origine. «Son objectif, fixé dès sa jeunesse, était de détruire l'Empire soviétique, faire cesser sa mainmise sur l'Europe de l'Est et faire imploser l'URSS elle-même», relève Justin Vaïsse en soulignant son habilité et sa souplesse tactique, misant à la fois sur le dialogue et la fermeté dans la mise en œuvre de cette stratégie quand il était aux affaires. C'est un «faucon rusé», et non pas un néoconservateur. Un peu en porte-à-faux aux débuts de la présidence Carter, commencée sous le signe de la détente - ligne qu'incarnait le secrétaire d'Etat, Cyrus Vance, en conflit ouvert avec Brzezinski -, il reprend l'ascendant avec l'invasion soviétique de l'Afghanistan et la crise des euromissiles, qui marquent un retour de la guerre froide. Ses premières recherches à Harvard portaient sur l'Union soviétique. Il ne cessa de se passionner sur le sujet même si dans l'Histoire, Zbigniew Brzezinski reste surtout celui qui concrétisa l'intense relation avec Pékin amorcée par Henry Kissinger. Au-delà des enjeux économiques, c'était aussi une alliance de revers face à Moscou. Il était depuis longtemps convaincu que l'URSS, sclérosée, n'était pas éternelle car elle avait perdu toute attractivité idéologique depuis les années 50 et raté la course économique avec l'Occident. Elle n'en représentait pas moins toujours «une menace unidimensionnelle» de par sa puissance militaire toujours réelle à l'époque et qu'elle redevient aujourd'hui.

A bien des égards, Zbigniew Brzezinski était et reste inclassable. Plutôt «colombe» sur le Moyen-Orient, tiède face à la première guerre d'Irak, farouchement opposé à l'intervention de 2003 et, de longue date, favorable à la création d'un Etat palestinien au côté d'Israël, il est depuis toujours partisan de la fermeté en Europe face à l'URSS puis la Russie agressive de Poutine, ou auparavant face à la Serbie de Slobodan Milosevic. Après la chute du Mur, il tenta de repenser la nouvelle réalité du monde et le rôle que peuvent y jouer les Etats-Unis. «Plutôt que l'accommodement, il recommande une grande stratégie de "pluralisme géopolitique" sur le territoire de l'ex-bloc de l'Est, qui force Moscou à admettre la réalité d'après-guerre froide et à cesser de nourrir le rêve postimpérial», note Justin Vaïsse. Il développait ces thèses dans l'un de ses livres les plus célèbres, le Grand Echiquier, publié en 1997. Cette stratégie ne fut pas un succès.

A ceux qui justifient l'actuel revanchisme du Kremlin par les humiliations subies dans les années 90 et, en premier lieu, par l'avancée de l'Otan comme de l'Union européenne vers l'Est, il rétorque que si les pays baltes, la Roumanie ou la Pologne étaient restés hors des structures euroatlantiques, ils seraient dans la situation de l'Ukraine, amputée et déstabilisée par Moscou. Plus que beaucoup d'autres, il était conscient de l'enjeu fondamental que représentait ce pays, rappelant dès les années 90 : «Sans l'Ukraine, la Russie cesse d'être un empire mais avec une Ukraine subvertie, puis subordonnée, la Russie redevient un empire.»