Toute sa vie fut hantée par le nazisme. Adolescente hongroise de bonne famille, elle est bloquée à Nuremberg par une panne du train qui l'emmenait à son pensionnat anglais. C'était en plein congrès à grand spectacle du parti nazi. «Je fus subjuguée par la vision de ces cohortes de militants défilant dans une symétrie parfaite, par les nombreux enfants, par les visages joyeux qui m'entouraient, et les rythmes, les sons, la solennité des silences, la couleur des drapeaux, la magie des éclairages», racontait au soir de sa vie Gitta Sereny, devenue entre-temps une des plus fameuses journalistes anglo-saxonnes. Elle a écrit aussi sur d'autres sujets et consacré un livre à une criminelle de 11 ans, Mary Bell, dont le forfait bouleversa le Royaume-Uni : Une si jolie petite fille. Le «traumatisme allemand» - sous-titre de son dernier ouvrage - apparaît néanmoins comme un fil rouge qui marque sa carrière, à travers des rencontres avec des criminels nazis : Franz Stangl, le responsable du camp d'extermination de Treblinka, ou Albert Speer, l'architecte préféré d'Hitler et metteur en scène des cérémonies nazies. Livre de mémoire autant que recueil d'articles, Dans l'ombre du Reich, qui commence à Nuremberg, s'achève en 2000 sur une rencontre avec Traudl Junge, jusqu'au bout l'une des secrétaires d'Hitler.
Génocidaire. L'obsession de Gitta Sereny a toujours été de comprendre comment l'on peut devenir un monstre, ce basculement ou ce long glissement vers le pire. «Pour moi, la réponse à cette question fondamentale se situe moins dans un registre théorique et intellectuel que sur un plan intime et humain», explique la journaliste. Ses entretiens avec Franz Stangl, Au fond des ténèbres, ont fait l'objet d'un livre devenu un classique. Mais ce fut d'abord un long article publié par le Daily Telegraph Magazine, racontant la genèse de sa rencontre avec ce sinistre bourreau ordinaire, happé par les circonstances, et devenu le responsable direct de l'extermination au Zyklon B de 900 000 personnes. Condamné à la prison à vie en Allemagne en 1970 dans le plus important procès depuis Nuremberg, Stangl n'est pas un fanatique ni un organisateur de la Shoah comme Adolf Eichmann. Autrichien catholique, ce policier traque même les nazis - et obtient une décoration - avant l'Anschluss. Après l'annexion, il est obligé de montrer d'autant plus de zèle qu'il doit faire oublier ce passé. C'est ainsi qu'il commence sa carrière de criminel génocidaire. Quand il rencontre Sereny, il est déjà emprisonné depuis quatre ans. Son passé le tourmente et il raconte comment il refusait toujours de se rendre au baraquement où les déportés se déshabillaient avant la chambre à gaz : «J'étais incapable de me confronter à ces gens ; je ne pouvais leur mentir sur ce qui les attendait.» Mais il est en même temps pétri de bonne conscience. Quand elle lui demande s'il avait de la haine pour les juifs, il répond : «Cela n'a aucun rapport avec la haine ; ils étaient si faibles, ils acceptaient tout […] c'est ainsi qu'est né le mépris.» Il est mort d'une crise cardiaque quelques jours après la fin de leurs entretiens.
Humanité. L'immense talent de Gitta Sereny est de savoir rendre leur part d'humanité aux bourreaux, ce qui est encore plus dérangeant. Beaucoup, dans des circonstances similaires, pourraient faire pareil. Elle est dans le gris de la vie, loin de tout manichéisme. Juste après l'effondrement du Reich, elle travaille en Allemagne dans l'une des premières organisations humanitaires des Nations unies pour récupérer les «enfants volés» - notamment en Pologne - blonds et quasi aryens, placés dans les Lebensborn et ensuite donnés à des familles allemandes. Ils ont oublié leurs origines et ces familles sont devenues les leurs. 40 000 sur 200 000 enfants volés furent renvoyés en Pologne et en Ukraine dans des familles qu'ils ne connaissaient plus. L'arrachement fut terrible. Gitta Sereny le raconte tout en nuances, comme quand elle parle des jeunes Allemands des années 60, de leur ignorance du nazisme et du silence des parents. «Nous sommes obligés de les taxer de mensonge ou de construire notre vie sur un vide», lui explique l'un d'eux. Jusqu'au bout elle est restée lucide sur l'histoire allemande. «A la surprise du monde et de l'Allemagne elle-même, l'horreur qu'i l [Hitler, ndlr] a provoquée en leur nom les a changés, les a transformés en un peuple différent», note-t-elle à la fin de sa vie, soulignant que «toujours vulnérable aux accusations de xénophobie, l'Allemagne a été contrainte par l'histoire à devenir la société la plus ouverte d'Europe». Mais peu avant sa mort en 2012, elle voyait aussi le retour, notamment dans les Länder de l'ex-Est, d'une extrême droite xénophobe.