A nouveau l'Europe tend la main à la Turquie, devenue gardienne des marches de l'Union. Jamais pourtant, depuis l'ouverture des négociations d'adhésion à l'automne 2005, la politique d'Ankara n'a été aussi éloignée des valeurs prônées par les Vingt-Huit sur l'Etat de droit et la démocratie. Le constat est amer. C'était le même Recep Tayyip Erdogan, leader islamo-conservateur devenu un très autocratique président, qui avait lancé les réformes après la victoire en 2002 de son parti, l'AKP. L'Europe était commode comme bouclier pour mettre au pas l'armée et la bureaucratie kémaliste. La «révolution du Bosphore», comme l'appela alors Daniel Cohn-Bendit, a laissé la place à un projet de restauration autoritaire et bigote. Tout n'était pas écrit d'avance. Berlin et Paris ont de lourdes responsabilités : leur tiédeur vis-à-vis d'Ankara, voire leur mauvaise foi, a profondément déçu une opinion turque majoritairement favorable - et qui l'est encore en partie - à la marche vers l'Europe. Avec la crise migratoire, l'UE et surtout l'Allemagne redécouvrent l'importance géopolitique de ce pays, pilier du flanc sud-est de l'Otan. La diplomatie turque a toujours su utiliser cette carte. C'était vrai pendant la guerre froide. Elle a joué à nouveau de cet atout maître, obtenant en échange de son engagement à réadmettre les réfugiés débarqués en Grèce la libéralisation du régime des visas pour ses ressortissants, mais surtout une relance des négociations, enlisées depuis neuf ans. Elle pourrait même obtenir l'ouverture de cinq des huit chapitres des négociations d'adhésion gelés à cause de son intransigeance sur le dossier chypriote. C'est un incontestable succès.
Mais si l’Europe a, comme jamais, besoin de la Turquie, cette dernière a encore plus besoin aujourd’hui de l’Europe. Diplomatiquement, elle est toujours plus isolée, alors même que les métastases de la guerre syrienne s’étendent à son territoire. Il y a les attentats de l’EI et l’intensification du conflit avec les rebelles kurdes turcs du PKK qui prend une dimension régionale. La tension reste au plus haut entre Erdogan et Poutine, jumeaux par leur mégalomanie autocratique, le premier engagé à fond dans le soutien à la rébellion syrienne et le second principal soutien du «boucher de Damas». Les relations avec Washington se sont dégradées, alors même qu’Ankara critique l’administration Obama pour son soutien aux Kurdes syriens et son ingénuité vis-à-vis de Moscou. Les Européens ont donc des moyens de pression sur les autorités turques. Ils doivent prendre Ankara au mot en pressant pour l’ouverture des chapitres 22 et 23 du processus d’adhésion sur les libertés fondamentales et la justice. Cela permettrait aussi de remobiliser une société civile turque qui, pour le moment, faute de perspectives, semble résignée à subir l’autoritarisme d’un président qui se prend pour un sultan et se croit investi d’une mission divine.