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Libération
Journal de bord

Soudain, on les a vus, surgis de nulle part

Pendant vingt et un jours, Jean-Paul Mari, journaliste et écrivain, tient pour Libé le journal de bord de «l’Aquarius», le bateau de SOS Méditerranée, qui mène une opération de sauvetage de migrants.
Au centre et à droite, des navires de l'opération «Sophia». (Photo DR)
publié le 14 mars 2016 à 19h20

D’abord, il y a eu le silence. On était seul sur l’eau. Et la mer nous paraissait bien vide. Nos veilleurs guettaient la crête des vagues, à la recherche d’un point gris émergent, un Zodiac, avant que le creux de la houle ne l’enfouisse en son sein. Parfois, dans les jumelles, la silhouette d’un cargo, filant vers Tripoli. Et à la nuit tombée, une lune qui inventait des ombres d’éphémères radeaux de rescapés. Et puis un matin, l’appel du MRCC, le centre maritime de Rome, pour nous signaler un canot pneumatique, cent personnes, en détresse. Trop loin de nous. Le temps sur l’eau est parfois synonyme de naufrage. On a poussé les machines, l’estomac noué.

12 miles nautiques

Soudain, on les a vus, surgis de nulle part. Deux grands navires de guerre, un espagnol à l’est, un anglais à l’ouest, qui filaient vingt nœuds, le double de notre vitesse. Et ils fonçaient vers le minuscule esquif gris pris en tenaille. «Sophia», le nom a couru sur la passerelle. «Sophia», bien sûr, du nom de l’opération militaire lancée en mai par l’Union européenne dans la partie sud de la Méditerranée centrale, joliment siglée EUNAVFOR Med. Seize Etats membres, cinq navires de combat, un porte-avions, des hélicoptères, des militaires, des torpilles, des canons face aux côtes libyennes. Objectif : identifier, capturer et neutraliser tout ce qui flotte et peut-être utilisé par des passeurs ou des trafiquants de migrants. Ils ont le droit d’arraisonner un bateau suspect, le sommer de s’arrêter, le fouiller et s’il y a soupçon, de le saisir. Une quinzaine de suspects ont déjà été remis à la justice italienne. La deuxième étape de l’opération, pénétrer à l’intérieur des 12 miles nautiques, une vingtaine de kilomètres, n’attend plus que le feu vert du Conseil de sécurité et feu vert officiel de Tripoli.

Bébé de réfugiés

Face à une telle armada, notre canot paraissait bien fragile. Rome a demandé par radio à l'Aquarius de rester à l'écart, mais présent, en assistance, avec notre clinique médicale opérationnelle à bord. Puis les militaires ont commencé leur opération de sauvetage. Ouf de soulagement sur la passerelle. Ah ! bien. Les militaires savaient aussi secourir. D'ailleurs, le très vilain nom de EUNAVFOR Med avait été rapidement remplacé par «Sophia», du prénom d'un bébé de réfugiés né à bord d'un navire de secours allemand en août. Les jours suivants, ils étaient toujours là, visibles. Un Italien notamment qui nous accompagnait au gré de nos changements de cap. Le Virginio Fasan – navire amiral ! – portait le nom d'un commandant de la Deuxième Guerre mondiale qui avait préféré saborder son vaisseau plutôt que de le livrer aux Allemands. Il ne nous quittait pas de ses jumelles.

Sauf que le temps s'est soudain mis au beau, autorisant le départ des embarcations de réfugiés. Et l'Aquarius a dû aussitôt reprendre sa ronde et la veille. N'empêche. L'amiral nous fait parvenir un dernier télex pour «exprimer sa gratitude pour votre inestimable soutien apporté aux autorités italiennes dans cette difficile situation». Finalement, «Sophia» ne manque pas d'élégance.