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Libération
Journal de bord

SOS Méditerranée: la flottille des désespérés

. (Photo Patrick Bart. SOS Méditerranée. )
publié le 15 mars 2016 à 18h55

Pendant vingt et un jours, Jean-Paul Mari, journaliste et écrivain, tient pour Libé le journal de bord de l’Aquarius, le bateau de SOS Méditerranée, qui mène une opération de sauvetage de migrants.

Mardi, il s’est passé quelque chose d’effrayant. La confirmation de ce que nous redoutions. La veille, en regardant la mer qui se lissait sous nos yeux, l’absence de vent, le ciel bleu et sans nuages de la Méditerranée retrouvée, on a compris. Après une semaine de mauvais temps, les migrants allaient pouvoir se jeter à l’eau. Devant nous, sur la côte libyenne, les passeurs piaffaient, pressés de reprendre leur commerce des hommes. Leur traite. Là-bas, des Africains, candidats au départ, attendaient, entassés dans des bicoques près de la plage, la peur au ventre. Peur de la brutalité des passeurs, peur de ne pas partir, peur de continuer à endurer leur calvaire dans l’enfer libyen. Il a suffi d’une journée d’accalmie, une seule. Et c’est toute une flottille qui a pris la mer.

Sur la passerelle, les messages du MRCC, le centre maritime de Rome, parvenaient à la cadence d'une agence de presse. 5 h50 : «bateau en détresse- position inconnue – vigilance». 6 h 10 : «deux bateaux en détresse – position»… Trop loin pour nous ! 8 h 00 : «un Zodiac secouru par Marine italienne.» Ouf ! Un répit. 8 h 38 : «Nouveau bateau en détresse. Lat : 32° 55' N / Long : 012° 30 E.» Un autre ? Oui, un autre. Dans la même zone.

Ils sont partis de l'Ouest de Tripoli. Sans doute des plages de Zuwara, la route la plus courte vers la Sicile. Rome nous demande de filer plein ouest, pour aller à leur rencontre. 9 h 13 : «Deux autres bateaux en détresse…» On fonce à 10 nœuds en poussant nos machines. La mer bruisse d'appels radio. Les navires militaires de l'opération Sophia sont eux aussi à la manœuvre. Trop de canots pneumatiques sur l'eau, trop de naufrages possibles. Rome distribue, coordonne. Et on arrive à temps.

Le voilà, sa masse grise de fragile jouet de plage perdu entre deux vagues. Premier repérage en canot. Ils sont nombreux, il y a des hommes, des femmes, des gosses, des bébés. On charge 120 gilets de sauvetage. Et peu après, ils arrivent. D’abord les deux nourrissons extraits du fond du bateau. Et deux enfants de 2 et 6 ans, Erwan et Willy, de Centrafrique. Leur mère monte à bord, fait des gestes pour dire qu’on leur a tiré dessus, s’effondre. Dora, une Nigériane, s’écroule elle aussi en pleurs, sans pouvoir dire un mot. Souleimane remercie le ciel par une prière à même le plancher du pont. Et il faut porter un jeune de 18 ans, atteint de polio, et qui a perdu ses béquilles en Libye.

Certains sont plus forts, sourient, remercient comme ce groupe venu de Yaoundé au Cameroun. Mais tous sont trempés jusqu’aux os, grelottent au soleil, demandent une couverture, une bouteille d’eau, un biscuit. On s’éloigne de leur rafiot, dangereux, lesté d’un bidon d’essence qui fuit. Au fond, toujours ces planches et ces longues vis, pointes en haut, assez longues pour déchirer pieds et jambes. Un marin de chez nous essaie de percer le boudin en mauvais plastique, déjà largement dégonflé. Le pseudo-Zodiac ne serait pas allé bien loin. A bord, on compte : 119 réfugiés, 13 femmes, deux enfants, deux bébés. Et les appels radio qui continuent à courir sur l’eau. Une véritable flottille en détresse. Et toute une mer qui gémit.