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Libération

En Turquie, du goudron pour les plumes

Journalistes, universitaires, avocats… Ceux qui affichent leur soutien aux Kurdes sont dans le viseur répressif du régime, sous l’œil attentiste de Bruxelles.
publié le 17 mars 2016 à 20h21

Ses mots ont au moins le mérite de la clarté. «Les définitions du terrorisme et du terroriste devront être réécrites et nous devons les inclure dans le code pénal. Il ne s'agit pas de la liberté de presse, ni de celle d'organisation. Certains milieux doivent faire un choix. Ils doivent être soit avec nous soit du côté du terroriste», martelait lundi le président islamo-conservateur turc, Recep Tayyip Erdogan, dans son palais à Ankara. Deux jours plus tard, il est revenu à la charge, clamant devant les élus locaux de l'AKP, le parti au pouvoir depuis 2002, que «les terroristes ne sont pas seulement ceux qui brandissent des armes, mais aussi ceux qui ont des stylos à la main». «Que tu sois un éditorialiste qui exprime une opinion ne me regarde pas. Mais si ta plume est à la solde des terroristes, tu es contre moi, point final», a-t-il insisté sous les applaudissements.

Avant même l’ouverture du sommet européen où doit être signé un accord pour enrayer le flux de migrants, le très autoritaire président turc donnait le ton et passait aux actes, en attaquant de nouveau ceux qu’il considère comme les complices des rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), accusés d’avoir organisé l’attentat d’Ankara qui a fait 37 morts dimanche. Le délit de propagande terroriste, déjà passible de cinq ans de prison, deviendrait un crime.

Offensive. Mais avant ces modifications du code pénal, les autorités sont passées à l'offensive. Dès mardi, trois universitaires, parmi les quelque 2000 signataires turcs et étrangers de la pétition pour la paix «Nous ne serons pas les complices de vos crimes», ont été arrêtés sur ordre d'un tribunal d'Istanbul. Le texte dénonçait les opérations de la police spéciale et de l'armée turque dans les districts du Sud-Est anatolien, à majorité kurde, et revendiquait «une solution politique et pacifique» du problème qui ressurgit depuis cet été après l'interruption des négociations avec le PKK lancées par Erdogan en 2013.

«Ces arrestations sont complètement anticonstitutionnelles et sont en contradiction avec les verdicts récents de la Cour constitutionnelle», a dénoncé Ibrahim Kaboglu, juriste de l'université Marmara, à Istanbul. Chris Stephenson, un chercheur britannique venu soutenir ses collègues, a été arrêté le lendemain. Il est accusé d'avoir distribué des tracts du Parti démocratique des peuples (HDP, qui regroupe des Kurdes de gauche, 59 sièges au Parlement, sur 550) appelant aux célébrations de Norouz, le nouvel an Kurde, fêté le 21 mars. Il a depuis été expulsé. Le gouvernement demande en outre la levée de l'immunité parlementaire de neuf députés du HDP, dont celle de son coprésident emblématique, Selahattin Demirtas, qui avait publiquement réclamé cet automne «une forme d'autonomie» pour les 15 millions de Kurdes du pays. Erdogan s'était engagé en personne dans l'affaire, exigeant du Parlement qu'il fasse «le nécessaire» pour sanctionner «les députés qui soutiennent le terrorisme».

Actrice. Par ailleurs, sept avocats du barreau d'Istanbul, généralement défenseurs des Kurdes et de certains membres de l'opposition, ont été également arrêtés. Ils sont accusés «d'aider l'organisation terroriste séparatiste». Füsun Demirel, une actrice renommée de 58 ans, a, elle, été immédiatement virée de la série télévisée à laquelle elle participait au lendemain de la parution d'une interview dans laquelle elle déclarait : «Quand j'étais jeune, je voulais aller à la montagne, lire, rejoindre la guérilla. Mais mon père m'a envoyée en Europe pour faire des études universitaires.»

Alors que l'UE se prépare à faire de la Turquie la gardienne de ses marges mais aussi à relancer un processus d'adhésion entamé en 2005, Erdogan durcit la répression. C'est un défi ouvert à Bruxelles et aux pourtant bien timides propos des dirigeants européens rappelant que les libertés fondamentales, dont celle de la presse, sont des valeurs essentielles. «Ce qui se passe actuellement en Turquie ressemble beaucoup à l'Union soviétique de Staline», écrit l'universitaire Ahmet Insel dans le quotidien Cumhuriyet, dont le directeur de la rédaction, Can Dündar, et le chef du bureau d'Ankara risquent la prison à vie pour avoir publié en mai dernier une enquête et des photos montrant les livraisons d'armes par les services secrets trucs à des groupes islamistes radicaux syriens. Leur procès s'ouvre à la fin de la semaine prochaine.