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Analyse

L’Allemagne meneuse d’UE par défaut

Face au silence de François Hollande sur les réfugiés, Angela Merkel a été seule à la manœuvre de l’accord liant les Vingt-Huit à la Turquie.
publié le 18 mars 2016 à 19h11

La crise migratoire a confirmé l'hégémonie de Berlin sur une Union européenne toujours plus divisée et impuissante. Ce leadership, longtemps économique, est devenu politique et même moral. L'été dernier, c'est Angela Merkel qui, en affirmant au nom même des valeurs dont l'Europe est porteuse sa détermination à accueillir les réfugiés, renforça l'afflux de Syriens fuyant la guerre et les soudards du «boucher de Damas». C'est elle qui, quasi solitaire, s'est activée pour trouver une solution, certes très ambiguë, à une crise qui risquait de faire voler en éclats l'espace Schengen et le projet européen. Evoquant début mars dans un langage familier dont elle est peu coutumière «[son] foutu devoir et [son] obligation pour que l'Europe trouve un chemin ensemble», la pragmatique chancelière a été le maître d'œuvre de l'accord des Vingt-Huit avec Ankara pour fixer le flux des migrants. «Il y a aujourd'hui à nouveau une question allemande en Europe», analyse Hans Stark, responsable du Comité d'études des relations franco-allemandes à l'Institut français des relations internationales.

Ce que l'on appela «la question allemande» - soit la tourmentée adéquation de la nation allemande avec son territoire - domina le Vieux Continent pendant plus d'un siècle, jusqu'à 1990, avec l'unification et la reconnaissance par toutes les parties des frontières de 1945. Aujourd'hui, elle se pose dans d'autres termes, mais elle n'en est pas moins réelle. «Elle vient de l'impossibilité de diluer dans l'ensemble européen la puissance de ce pays, qui découle aussi bien de sa situation économique que de sa centralité géographique et de son système ordo-libéral à mi-chemin des tendances étatistes des pays du Sud et du libéralisme de ceux du Nord ou de l'Est», analyse Stark, rappelant néanmoins que «cette domination allemande n'est que l'écho de l'absence du projet européen, de sa remise en question par ses membres eux-mêmes, du fait de l'effacement des grands acteurs européens, nationaux, communautaires».

Complémentarité. Berlin avait eu un rôle clé dans la gestion des dernières grandes crises européennes, mais avec Paris - au moins en terme d'affichage. Cela fut vrai lors de la crise de l'euro en 2008 quand Nicolas Sarkozy colla à la politique de la chancelière, y compris pour rassurer des marchés inquiets de l'ampleur des déficits français. Cela fut vrai aussi lors de la crise ukrainienne, où Hollande et Merkel utilisèrent à plein leur complémentarité pour arriver aux accords de Minsk de février 2015. En apparence tout au moins, le couple franco-allemand continuait à être le moteur de l'Europe.

Bancal.En plein dans la crise migratoire, les autorités françaises, et en premier lieu le chef de l'Etat, se sont illustrées par une ligne illisible à la mesure de leur embarras. Manuel Valls critiqua à Munich la politique d'accueil de Merkel. Son ministre des Affaires étrangères, Jean-Marc Ayrault, germanophone et germanophile, corrigea le tir en saluant «le courage qui force le respect du peuple allemand» dans la crise des réfugiés. «La situation est inquiétante. On voit que l'Allemagne se sent seule et la France aussi. Les deux pays partent dans deux directions différentes, Berlin parle seul avec la Turquie, comme auparavant avec l'Autriche ou la Grèce, parce que Paris est aux abonnés absents»,dit Claire Demesmay, de l'Institut allemand de politique étrangère.

Le déséquilibre est flagrant entre d'un côté une France à l'économie plombée avec un président socialiste impopulaire et en fin de mandat et, de l'autre, une Allemagne qui reste la locomotive de la zone euro dirigée par une chancelière respectée dans son pays comme à l'international. Certes, depuis la crise des migrants, sa popularité a baissé de 70 % à 50 %, mais malgré la montée de l'extrême droite, sa politique d'accueil reste soutenue par l'écrasante majorité de l'opinion. Le couple franco-allemand est donc toujours plus bancal. «Cela ne serait pas un problème en soi si Paris et Berlin étaient capables d'agir vraiment de façon complémentaire. Il faudrait éviter de donner l'impression que la France s'occupe du terrorisme et que l'Allemagne gère les réfugiés», renchérit Daniela Schwarzer, de la fondation de recherche en relations internationales SWP, à Berlin.

Sa croissante solitude à la tête de l'UE inquiète l'Etat allemand, comme l'opinion d'outre-Rhin. «Il a dû prendre l'habitude d'avancer seul pour tenter de résoudre les problèmes, surtout s'il faut le faire vite», analyse Daniela Schwarzer. La préoccupation n'en est pas moins de plus en plus palpable, comme le souligne Claire Demesmay : «Dans une première phase, lors de la crise de l'euro, les Allemands se sont demandé si ce leadership était ou non une bonne chose. Dans une seconde, ils se sont dit : "Cela permet au moins d'avancer." Nous sommes maintenant dans une troisième phase où les Allemands se sentent bien seuls, condamnés à gérer les problèmes boudés par les autres Européens.»