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Libération
Reportage

A La Havane, le salut par le petit boulot

L’auto-entreprise a permis aux Cubains d’améliorer leur ordinaire.
Dans les rues de La Havane, samedi. (Photo Yamil Lage. AFP)
publié le 20 mars 2016 à 19h31

Dès dimanche soir, Barack Obama allait pouvoir respirer l’air très particulier de La Havane, ce parfum tenace d’hydrocarbures provenant des pots d’échappement des voitures américaines et des camions soviétiques. Dans la capitale cubaine, l’arrivée des chefs d’Etat étrangers est habituellement saluée par des fanions sur l’autoroute qui relie l’aéroport au centre-ville. Dans le cas de l’hôte de la Maison Blanche, rien du tout. Pourtant, la bannière étoilée est omniprésente, sur les tee-shirts de nombreux Havanais, sur les pare-brise des taxis ou les vitrines des restaurants. Les travaux d’embellissement avancent à marche forcée, surtout sur le Malecón, le boulevard qui épouse le front de mer et que le président américain doit emprunter pour se rendre à l’ambassade de son pays.

Le Malecón borde le quartier de Centro-Habana, poche de pauvreté et de mal-logement où l'activité commerciale est désormais débordante grâce aux cuentapropistas, les auto-entrepreneurs autorisés depuis une quinzaine d'années. Cette entorse à l'orthodoxie économique a permis à de nombreux Cubains de quitter un service public hypertrophié et d'alléger d'autant les finances de l'Etat. Ces pionniers d'un capitalisme de proximité, dans un pays qui proclame toujours son attachement au socialisme, seraient déjà plus de 100 000.

«Rustine»

Parmi eux, Anael. Tout près de la très active rue Galiano, il est l'un des nombreux poncheros du quartier. Anael répare les boyaux de vélo, dans une ville où ils sont nombreux, et encore plus nombreux les risques de crevaison sur les nids de poule. «J'ai commencé cette activité quand j'ai pris ma retraite, explique cet homme de 74 ans dans sa petite échoppe, en fait l'entrée de son appartement. Ma pension mensuelle de 240 pesos [9 euros] ne suffisait pas à faire vivre ma famille.»

La conversation est interrompue par deux militaires armés d'un lance-flammes. Ou presque : il ne s'agit finalement que d'une machine à vaporiser de l'insecticide. La campagne de prévention contre le virus Zika, transmis par les moustiques, impose la fumigation  de chaque maison. La boutique, envahie d'une fumée âcre, ressemble vite à la scène d'un concert de Jean-Michel Jarre. Assis sur le trottoir d'en face, Anael reprend son récit : «Je vis avec ma fille, qui travaille, mon petit-fils, qui travaille, et mon fils, qui étudie. Je paie 10 % de mes revenus à l'Etat, soit 100 pesos par mois (4 euros). Nous vivons sans luxe, mais nous nous en sortons.» La visite de Barack Obama ne lui inspire pas grand-chose : «S'il prononçait un discours en public, pourquoi pas ne pas aller le voir ? Mais ça n'est pas prévu. Si le cortège passe par ma rue, je le saluerai, et s'il y a une rustine à poser, je le ferais volontiers», s'esclaffe le vieil homme.

«Systèmes russes»

Un peu plus loin, Juan Carlos tient boutique à l'enseigne El Figaro. Il termine la coupe rappeur d'un jeune Noir, qui se lève du fauteuil en skaï turquoise en lui tendant un billet de 1 CUC, l'autre monnaie du pays, équivalent à 1 dollar. «J'ai ouvert ma boutique en 2001, explique le barbier, terme qu'il préfère à celui de coiffeur. J'ai fait des études d'ingénieur en systèmes informatiques, un travail que j'ai exercé pendant cinq ans dans l'armée. Mais les systèmes que je connaissais étaient russes ou est-allemands, et ont très vite été dépassés. J'ai opté alors pour l'auto-entreprenariat, qui venait d'être autorisé. Je me suis mis à gagner en un jour ce que je gagnais en un mois avant : 250 pesos.» Sa femme, ingénieure formée en URSS, a elle aussi dévié de sa spécialité pour travailler dans l'hôtellerie. «Nous avons pu nous offrir des biens de consommation comme un téléviseur ou un climatiseur.» Le couple a deux enfants, l'un travaille dans une boulangerie, l'autre a gagné il y a quelques mois les Etats-Unis où il est devenu, lui aussi, coiffeur.

Juan Carlos et sa femme ont un projet : aménager leur appartement pour en faire une chambre d'hôte. Ce palliatif à une capacité hôtelière très insuffisante, au moment où le pays s'apprête à recevoir une avalanche de visiteurs des Etats-Unis, séduit de plus en plus de Cubains. C'est une autre forme d'auto-entreprenariat, une partie des bénéfices étant reversée au fisc. L'éventuelle disparition de l'économie socialiste n'effraie pas le figaro : «Certes, je sais que nous y perdrions dans certains domaines. Consulter le médecin et se faire soigner gratuitement est un privilège, alors qu'aux Etats-Unis, il faut prendre un crédit pour faire face à une opération. Mais quel que soit le système, capitaliste ou socialiste, il doit nous apporter le bonheur.»