Dans son dernier livre, Diviser pour tuer : les régimes génocidaires et leurs hommes de main, sorti au Seuil en janvier, le sociologue néerlandais Abram De Swaan tente de déterminer, à travers l'analyse d'une vingtaine d'épisodes d'extermination du XXe siècle, quelles sont les conditions collectives et individuelles qui peuvent mener des hommes «à tuer pendant des jours, des semaines, voire des années». Selon lui, il n'y a rien d'ordinaire dans ces histoires. Il faut auparavant que des régimes aient mis en place une compartimentation de la société, avec un groupe cible, juif ou tutsi… Et les individus prêts à massacrer ont aussi un profil, un passé particulier.
Les génocidaires sont-ils des gens ordinaires ?
Tous les chercheurs s’accordent pour dire que ce ne sont pas des monstres, et pas forcément des psychopathes. Il y a une quasi-unanimité dans les sciences sociales pour dire que ce sont des hommes ordinaires. L’unanimité est rare dans ce domaine, mais malheureusement elle porte là sur une assertion fausse. De même que la phrase qui suit en général, puisque ce sont des hommes ordinaires, nous-mêmes nous serions conduits de la même façon. Mais c’est une démarche purement contre-factuelle, nous ne sommes pas dans les mêmes conditions, donc nous ne pouvons pas savoir quel aurait été notre comportement. J’ajouterai même que c’est une démarche contre-intuitive, la première impression qui vient n’est ni la banalité ni la familiarité, mais plutôt le caractère impensable, inimaginable des génocides. L’action des génocideurs est rarement ponctuelle, ils peuvent tuer pendant de longues périodes. Le contexte dans lequel ils agissent a une grande importance.
Il y a donc un profil de l’auteur du crime de masse ?
Cette unanimité à souligner le caractère «ordinaire» de ces criminels a empêché d’autres pistes de recherches d’aboutir. Il était pratiquement interdit de parler de «dispositions». Il ne faut pas seulement examiner la période du génocide, ces criminels ont un passé. Certains étaient déjà des meurtriers avant. D’autres ont un métier qui les a souvent confrontés à la violence : des policiers, des militaires… Ils savent déjà se servir d’une arme. Certains métiers peuvent aussi préparer à une certaine distanciation, un avocat défendra les pires criminels, et les médecins ont le devoir de soigner tout le monde, même les assassins ou les ennemis. La psychologie de ces criminels a été négligée dans les universités. Il ne s’agit pas seulement de psychologie sociale, mais aussi de chercher les ressorts individuels qui peuvent mener à ces crimes. Ces interrogations étaient un peu méprisées. Les questions que pose la psychanalyse me semblent indispensables. Je pense que certains individus ont plus de probabilités de basculer que d’autres.
Quel est le rôle de l’idéologie?
L’analyse doit toujours se faire à différents niveaux. Ces criminels bénéficient le plus souvent du soutien des institutions et du régime en place quand ils n’en sont pas membres à part entière. Certaines idéologies, qui n’ont que l’apparence d’une construction intellectuelle, vont permettre à une haine violente de s’installer dans les esprits. D’un côté, il y aura le peuple du régime, et de l’autre, le groupe cible. Les génocides se construisent sur une période longue. Une idéologie va d’abord permettre de compartimenter la société. Cette idéologie peut très bien être véhiculée au début par la plaisanterie. On peut ainsi recenser les blagues entre Hutus et Tutsis, les blagues par et sur les juifs. Cela semble inoffensif au départ, mais cela permet de séparer des catégories de populations. Puis des idéologies réactualisent des divisions qui ont été latentes pendant longtemps. Il en a été ainsi de la séparation entre juifs et chrétiens, qui fut d’abord religieuse jusqu’à ce que l’idéologie s’en empare et en fasse une séparation raciste.
Il n’y a pas de génocide sans un processus de discrimination d’une population ciblée ?
C’est une séparation qui se produit à tous les niveaux. Au niveau du régime et des institutions, mais aussi plus individuellement. C’est un processus implacable. Le groupe cible est ainsi interdit de salle de cinéma, puis d’hôpital, d’école… On hésite désormais à inviter ou à fréquenter des membres du groupe cible. Des pressions finissent par être intériorisées dans la vie et les comportements quotidiens ainsi que dans des émotions et des pensées personnelles…
Les mécanismes mentaux d’un jeune jihadiste sont-ils les mêmes que ceux d’un jeune nazi ?
Il y a des thèmes communs. Cet amour de la mort se retrouve aussi du côté des fascistes. «Viva la muerte !» était ainsi le cri de ralliement des jeunes franquistes. C'est ce que le psychanalyste Erich Fromm nommait la «thanatophilie», aimer la mort et tout ce qui l'entoure. Saul Friedländer parlait du «kitsch de la mort» dans le nazisme. Et les jihadistes disent : «Vous aimez la vie, nous aimons la mort.» Ce qui me frappe surtout, c'est que cela nous menace directement, mais nous avons un peu trop peur. On ne peut, certes, pas ignorer l'Etat islamique, mais les attaques jihadistes ne sont que des piqûres pour les nations occidentales. Elles sursautent mais elles ne sont pas blessées gravement.
Vous êtes très critique à propos de la phrase de Hannah Arendt sur la «banalité du mal» à propos d’Adolf Eichmann. Pourquoi ?
Rien que l'expression «banalité du mal» quand on parle d'Auschwitz est plus qu'étrange. On peut trouver plein de qualificatifs à propos de la Shoah, mais pas «banal». Elle voulait parler de ceux qui font le mal. Son idée sous-jacente, elle, est intéressante : effectivement, le partage du travail dans nos sociétés modernes est tel que l'on peut contribuer aux pires horreurs par des actes très partiels, conduire un train, fabriquer des barrières. On peut faire du mal sans aucune passion, ni engagement ni idéologie. Mais Eichmann était le pire exemple possible pour représenter le petit bureaucrate, c'était un fanatique effréné. Hannah Arendt aurait dû le savoir en 1961. Mais elle partait avec l'idée préconçue du totalitarisme et de l'homme totalitaire qu'elle allait appliquer à Eichmann. Il n'était peut-être ni un monstre ni un diable, mais il n'était pas un homme banal. Il ne diffère des autres que par certains aspects. Les idées d'Arendt sur cet aspect précis ont longtemps fermé d'autres chemins de réflexions, notamment sur les ressorts qui animent les auteurs de ces crimes.