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Libération
Décryptage

Elections au Kazakhstan: «Ils ont déjà décidé qui gagnera»

L'ex-république soviétique, minée par la crise économique et la corruption, vote ce dimanche pour les législatives. Sans suspense possible au pays de l'autoritaire président Nazarbaïev.
Noursultan Nazarbaïev prête serment après sa réélection avec 97,7 % des voix à la tête du Kazakhstan, à Astana, le 29 avril 2015. (Photo Stanislav Filippov. AFP)
publié le 20 mars 2016 à 12h14

Ce dimanche, le Kazakhstan vote pour élire ses députés et ses conseillers régionaux. Grande comme cinq fois la France mais quatre fois moins peuplée, cette ex-république socialiste soviétique aux confins de la Russie et de la Chine a pris son indépendance lors de la chute de l’URSS en 1991. Mais ses 18 millions d’habitants n’ont toujours pas goûté aux élections libres : leur président, Noursoultan Nazarbaïev, installé à l’époque par le Soviet suprême, s’est fait réélire en 2015 pour un cinquième mandat avec 97,7 % des voix. A 75 ans, il règne sans partage sur cet ancien territoire de nomades, pays le plus riche d’Asie centrale touché de plein fouet par la chute du prix du pétrole et miné par des décennies de corruption.

Pourquoi avancer les élections ?

Avancer les élections, prévues initialement en fin d'année, est une tactique habituelle pour empêcher toute opposition de s'organiser. Mais pour Catherine Poujol, historienne à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) et grande connaisseuse du Kazakhstan, les motivations sont différentes cette fois-ci : «Le pouvoir craint des problèmes sociaux. Anticiper le scrutin permet de renforcer l'exécutif avant l'avis de tempête sur l'économie lancé par les analystes pour septembre. Grouper les législatives et régionales permet en outre d'économiser des milliards de tenge.» Le tenge, la monnaie locale, a perdu la moitié de sa valeur depuis la présidentielle d'avril, les salaires ne suivent pas, l'électricité augmente. Le pays, qui tire ses ressources de l'exploitation de son sous-sol, est touché de plein fouet par la baisse du prix du pétrole et par le retard pris dans l'exploitation de nouvelles réserves. Nazarbaïev lui-même a prononcé à l'automne le mot «crise», jusque-là tabou. A Astana, la capitale, Yana (1) la ressent directement: «Mes parents ont arrêté d'acheter autant de légumes et de fruits. Presque tout ce qui est importé a doublé de prix.» Le régime, qui a failli obtenir l'organisation des JO d'hiver de 2022, a dû revoir à la baisse ses projets pharaoniques pour l'exposition universelle qu'Astana accueille en 2017.

Comment fonctionnent les institutions ?

Elles sont calquées sur le modèle occidental, mais là s'arrête la comparaison. Seuls sept partis sont autorisés, dont quatre insignifiants. Les membres du Sénat, nommés directement par le Président, imposent les lois. Le Majilis, la Chambre basse dont on élit les représentants ce dimanche, est verrouillé par le parti présidentiel Nour-Otan (littéralement «Rayon de soleil de la patrie»), même si les communistes grappillent quelques sièges. Les citoyens ne se font pas d'illusions. «Nous savons tous que Nour-Otan va encore une fois recevoir la majorité des votes, explique Nastya, autre habitante de la capitale. Mais je peux voter, et je vais voter.» Yana, elle, ne fera même pas le déplacement : «Nous n'avons pas eu de campagne électorale, à part quelques affiches. Je suppose qu'ils ont déjà décidé qui gagnera et que ces élections servent juste à montrer aux gens qu'ils ont du pouvoir.» Ces derniers mois semblent avoir entamé la confiance qu'une large frange de la population place encore dans son leader, qui a sorti le pays de la grave crise post-soviétique, l'a soudé autour d'une identité kazakhe, et l'a hissé sur la scène internationale.

L’émergence d’une opposition est-elle envisageable ?

Vendredi, le site Eurasianet s'est fait l'écho d'une protestation exceptionnelle à Astana, où cinq activistes ont réclamé la libération d'un opposant durant trois minutes, se dispersant avant l'arrivée de la police. Le régime autocratique muselle toute parole critique, et les opposants sont emprisonnés ou poussés à l'exil. Pour Catherine Poujol, «même s'il y a une plus grande liberté de manœuvre que dans d'autres pays d'Asie centrale, il ne faut pas se déclarer ouvertement opposant. Ceux qui l'ont fait ont eu des problèmes avec la police, leur journal a été fermé. Il faut accepter le consensus dans les apparences, et utiliser des circonvolutions» pour faire passer des messages. Même en privé, les habitants rechignent à critiquer le pouvoir. Selon l'ONG Human Rights Watch, «en 2014, les autorités ont fermé des journaux, emprisonné ou verbalisé des dizaines de personnes après des manifestations pacifiques». Dans un rapport publié en mars, Amnesty accuse les autorités de ne pas enquêter sur «les signalements d'actes de torture et d'autres mauvais traitements commis par des agents de services d'application des lois ou par le personnel pénitentiaire». En février, la photo d'un étudiant assassiné, prise par la police, avait été diffusée sur les réseaux sociaux : pour tenter d'éviter de nouveaux scandales, le pouvoir interdit désormais aux fonctionnaires d'utiliser leur smartphone au travail.

Ce scrutin est-il totalement inutile ?

Le Majilis pourrait y gagner un certain rajeunissement de la classe politique – le pouvoir a présenté des candidats issus de la société civile, jeunes, vedettes ou sportifs. Selon Catherine Poujol, «beaucoup de réformes ont été initiées, mais pas encore mises en œuvre – les lois "anticrise" ne passent pas très bien auprès de la population». La chercheuse rappelle qu'au Kazakhstan, la fonction élective est très importante : «L'élu est quasiment l'incarnation de Nazarbaïev sur place.» Et pronostique que si le scrutin avait eu lieu alors que le pays s'enfonçait plus encore dans la crise, «il aurait pu y avoir une chute drastique du score de Nour-Otan. S'il était tombé à 70 % des voix, c'aurait été un désaveu, un désamour inenvisageable».

Nazarbaïev peut-il se trouver en difficulté ?

Tant que le pays était porté par la croissance, l'enrichissement phénoménal de la famille de Nazarbaïev était considéré comme un dommage collatéral. Mais avec la crise, les critiques se font plus nombreuses. Le Président et son épouse ne sont pas les seuls à être pointés du doigt. L'une des trois filles du dirigeant, Dinara Nazarbaïeva, mariée à l'homme d'affaires Timur Kulibaev, est la deuxième fortune du pays. Dans le dernier classement du magazine Forbes listant les personnes les plus riches du monde, le couple est en 906e position, avec un pactole estimé à 2 milliards de dollars. Quant à sa sœur Dariga Nazarbaïeva, 52 ans, elle est déjà vice-Première ministre, et pourrait devenir cheffe du Parlement à l'issue des législatives de ce dimanche. Nul doute que son père, dont la santé décline, la verrait bien lui succéder à la tête du pays.

(1) Les prénoms ont été modifiés pour des raisons de sécurité.