Comment ça va à Bruxelles, le jour d'après ? «Si je suis ici, c'est que je n'ai pas peur», répond dans un sourire timide Marian, prof de fitness, rencontré sur les quais de la station de métro De Brouckère, vers 9 h 30 mercredi. Peu de monde autour de lui. On ne sait pas si les Bruxellois craignent un autre attentat, ou s'ils ont juste renoncé au métro car deux lignes sur six sont à l'arrêt. Sur les autres, toutes les stations ne sont pas desservies, comme Maelbeek, cible de mardi. Dans les rames désertées, on parle peu, et pas très fort. Il a fallu passer une haie de militaires et de policiers avant d'entrer dans le métro, et ouvrir ses sacs. «Je me sens chanceux, dit Marian, je descends souvent à Maelbeek. Hier à l'heure de l'explosion, j'étais à Uccle, dans le sud de la ville.»
Tout seul, voilà Dominique, responsable adjoint de la sécurité à l'hôpital Erasme, qui a reçu sept blessés graves mardi. Il trouve le métro «vide de chez vide». Mais se dit «serein» : «Il faut continuer à vivre. Si vous restez chez vous, ils auront gagné.» Il a vu passer les grands brûlés, les mutilés, avec «de la colère vis-à-vis de ceux qui ont fait ça» , et en même temps du «calme».
A la station Erasme, Joëlle, employée de bureau au chômage et «steward de football» (stadier) pour le club d'Anderlecht, râle. «Je devais aller chez le coiffeur, le métro ne s'est pas arrêté à la station.» Elle habite à Molenbeek, «le beau, là où il y a moins d'étrangers». Peur ? Non, «ras-le-bol». Elle n'est «pas raciste» , mais «réaliste» : «On a trop laissé entrer n'importe qui. Le loup est dans la bergerie.»
«Interminable»
Gare centrale, impossible d'aller plus loin. Les stations suivantes sont fermées. Un bus vous dépose au rond-point Robert Schuman, à deux pas des institutions européennes, pour reprendre le reste de la ligne. Ilham, employée dans une entreprise automobile, parle en pressant le pas : «Dans la rame, une femme pleurait. Elle m'a dit "je pense aux gens qui étaient là hier".» Sabrina, interprète italienne, et son confrère allemand Markus se font expliquer comment trouver le bus. «Les gens de Bruxelles m'impressionnent. Je les trouvais déjà très aimables. Là, ils ont encore plus envie d'aider. La vie s'organise. Ils gardent leur calme. Tout marche», dit Sabrina. Elle pose ses yeux verts dans les vôtres : «La journée d'hier a été interminable. Elle a semblé durer une semaine.» Mardi matin, elle a attendu une amie, en retard. Elle aurait dû être à Maelbeek au moment de l'attentat. Ce retard les a sauvées. «A deux minutes près, on était dans le mauvais train.» Par la fenêtre du bus, des militaires casqués, armés, écharpes jusqu'aux yeux, gilets pare-balles. Markus : «A Paris, j'ai vécu Charlie, l'Hyper Cacher, le 13 Novembre. Et maintenant ça… Ça commence à peser dans la tête. Ça ressurgit. Je n'ai plus qu'une envie, quitter les villes, et me cacher.»
Au Paff Bar, avec vue sur la Commission, un peu avant midi, on blague. A la télé, son coupé, les images des frères El Bakraoui en boucle. Voilà la minute de silence. On regarde debout, bras croisés, on pouffe un peu, on fait chut aux journalistes italiens qui discutent sur une banquette. Le silence dure quelques secondes et puis on re-bavarde. A l'écran, la place de la Bourse, ses bougies, quelques centaines de personnes. Et puis Philippe et Mathilde de Belgique, le couple royal. «Elle est pas maquillée» , dit une cliente du bistrot, «et elle est quand même plus belle que lui». Un client : «Tout le monde est plus belle que lui !» La femme : «Mais il est sympa.» L'autre : «Tu veux dire simplet.» Un grand gaillard a les larmes aux yeux : «Ça fait con de dire ça, mais quand je suis arrivé chez moi, j'ai allumé une bougie.» Un de ses copains, «péruvien», part tous les jours chercher des journaux du jour à l'aéroport pour une ambassade. «Je l'ai invité à boire un coup. Ça l'a mis en retard. Et quand il est arrivé, ça avait déjà pété. Demi-tour, direct. Il trouve un type hagard, en sang, il le dépose à l'hôpital.» Celui qui trouvait le roi «simplet» regarde son smartphone. Il voit passer la rumeur, démentie ensuite, selon laquelle Najim Laachraoui aurait été arrêté. Il ânonne : «Laachra…» Une femme : «Pas la peine d'essayer de retenir les noms, il va y en avoir encore plein. C'est pas fini, hein.»
Jogging
Aux alentours du Jardin du Maelbeek, le parc qui jouxte la station de métro, fleurs, bougies, et quelques gouttes de pluie froide. Une femme, téléphone à l'oreille : «Je suis super contente d'être en vie, j'ai envie de faire plein de choses.» A la station Schuman, quelqu'un a fiché trois marguerites avec deux mots en majuscules sur papier blanc : «no fear !» Un type fait son jogging avec un chien minuscule. Des vigiles le regardent passer en se marrant.
Derrière la Commission, on croise Halo, Kurde d'Irak, et la petite Hani, 6 ans, avec un cœur rose maquillé sur la joue. Ils sont là depuis quatre mois. En anglais sommaire, il raconte qu'il était à Maelbeek mardi : «Le métro s'est arrêté, j'ai vu des gens blessés, brûlés, le visage noirci, des femmes et des enfants.» Il n'a pas peur. «Pas ici. Ici, je me sens bien, ce n'est pas l'Irak.»
Près de l'école primaire des Eburons, dans le quartier des Squares, Ionut, 6 ans, moldave, raconte qu'il n'y avait que quatre enfants dans sa classe ce mercredi matin. Sonia, juriste, sort de chez elle avec quatre enfants. «Ce matin, dans ma classe, à l'école Jacqmain, on était 15 sur 24»,raconte sa fille de 9 ans. «On nous a expliqué qu'il y avait un rapport avec Salah Abdeslam, qu'un wagon du métro avait explosé, qu'il y avait eu des problèmes à l'aéroport et qu'il ne fallait pas s'inquiéter, parce qu'on est protégé à l'école.» La gamine s'éloigne, la mère complète : «On lui a dit qu'il y avait eu des blessés, parce que des gens fâchés avaient attaqué beaucoup de monde. On ne leur a pas parlé des morts. On ne devance pas les questions pour ne pas angoisser.»
A la brasserie du Vieux Saint-Josse, Nico, le patron, regarde sur son smartphone le coup de gueule d'un humoriste ivoirien appelé Observateur : «Ecoutez messieurs les terroristes, on va commencer à s'habituer à vous. […] On va faire comme ça. On va faire nos deuils, on enterre nos morts, on continue de vivre.» Nico, lui, ne s'habitue pas. Il préconise «la guillotine au milieu de la Grand-Place, à la guerre comme à la guerre». On lui fait remarquer qu'il y a moins de monde dans le café que la veille à la même heure. «Les gens restent chez eux. Ah, ils ont fait leur job les terroristes. Terroriser le monde. Ils en ont eu 30 et ils ont fait peur à des milliards.»