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Libération
Libé des écrivains

Une radio contre la fabrique des bourreaux

Fondée à Sarajevo pendant la guerre, la station La Benevolencija HTF est maintenant présente en Afrique, notamment au Rwanda, où elle tente de prévenir les violences de masse.
Dans le district de Rulindo, (nord du Rwanda), une famille écoute un feuilleton de Radio La Benevolencija HTF. (Photo Anoek Steketee)
par Gaëlle Obiégly, Romancière
publié le 23 mars 2016 à 19h31

Cette enquête de Gaëlle Obiégly était prévue pour le «Libé des écrivains», publié comme chaque année le jour de l’ouverture du Salon du livre. L’abondance de l’actualité ce jour-là nous avait obligé à en reporter la publication.

L’histoire de Radio La Benevolencija HTF commence en Europe. Elle se développe en Afrique. C’est à Sarajevo en 1995 qu’est né le projet de George Weiss. Je l’attrape à Amsterdam. Il revient du Burundi. Et déjà, il est en partance pour le Soudan du Sud. Ce ne sont pas des voyages, mais des missions. Il a fondé Radio La Benevolencija, il la dirige d’une main souple. Qui distribue des outils, pour réparer des peuples dévastés par la violence de masse. Il s’est très tôt interrogé sur les liens entre la psychologie, l’histoire, la politique. Il est viennois, juif, polyglotte.

Au cours de notre entretien via Skype, il cherche un endroit calme. Est-il jamais seul ? Il dit rarement «je», le «nous» doit lui être plus naturel. Pourtant, à l’écouter, c’est l’effacement de la personnalité, de la pensée individuelle, qui entraîne les atrocités de masse. La soumission à l’autorité repose sur des automatismes, instrumentalisés par des chefs. Les chefs désignent des ennemis. Qu’il faut savoir identifier, exclure, anéantir. Ayant réfléchi à cela, George Weiss s’est demandé comment agir. Aujourd’hui, une centaine de personnes œuvrent dans les différents locaux de la radio. Ils se répartissent au Rwanda, au Burundi, en république démocratique du Congo, au Soudan du Sud. Journalistes, auteurs, comédiens, administrateurs entre autres. Ensemble, ils élaborent des émissions. Quel est leur but ? Mettre fin aux réflexes qui conduisent les gens à devenir des bourreaux.

Avant la violence, la manipulation

Au tout début, il y a le projet avorté de créer un programme de télévision intitulé Hate : a Course in Ten Lessons. George Weiss l'avait conçu pour les Serbes, les Croates, les Bosniaques. Après son expérience à Sarajevo entre 1992 et 1995, il a eu l'idée de ces leçons. Il voulait faire quelque chose pour protéger les civils. Il avait remarqué une similarité entre le langage de la Seconde Guerre mondiale et celui de la guerre en Yougoslavie. Une façon de parler, un renversement des structures, l'instillation d'un sentiment d'insécurité qui conduisent les gens vers des groupes nationalistes, qui prétendent les protéger. George Weiss observe ces phénomènes et considère les automatismes psychologiques qui finissent par avoir raison de l'intelligence. L'individu se fond dans la masse. Et il s'y abrutit. Littéralement. Il en découle des massacres inimaginables. Alors bénévole à Sarajevo, il réfléchissait à cela. Fils de survivants de l'extermination des Juifs d'Europe de l'Est, il connaissait l'histoire. Il l'a retrouvée en Yougoslavie, pas très loin de l'Autriche dont il est citoyen. «Dans les années 90, on n'avait pas de problèmes», dit-il. Et tout d'un coup une guerre éclate. Ce mot de guerre, il l'associait jusqu'alors à sa famille qui en avait vécu le pire. Il propose alors ses services à une organisation juive qui accueille n'importe quelle victime, sans faire cas des religions, ethnies. On porte à toute personne une attention égale. La radio gardera cet esprit. C'est dans ces conditions que prend forme l'idée d'un programme éducatif. Cela partait du principe que si on amenait les gens à réfléchir au langage de propagande ils comprendraient. Quoi ? Ils comprendraient la manipulation dont ils sont les proies. Cette manipulation qui conduit à la violence de masse.

L’obéissance à la propagande

Après Sarajevo, il s’investit dans la charge qu’il s’est donnée. Il abandonne tout autre projet. Il prend contact avec Ervin Staub dont les travaux en psychologie portent sur la perpétration de la violence et les circonstances historiques qui la produisent. Staub travaillait alors au Rwanda, y menant des recherches que la rencontre avec Weiss transformera en émissions. Radio La Benevolencija HTF est née là, en 2003.

Quand je lui demande si la démarche pourrait être taxée de néocolonialisme, il répond qu’il a toujours cette question à l’esprit. Qu’il faut toujours se la poser. Les fondateurs de Radio La Benevolencija sont des Blancs qui appliquent en Afrique une méthode méditée en Occident. Mais ce sont les Africains eux-mêmes qui dorénavant en font la demande. Parce qu’ils trouvent de l’efficacité aux programmes de cette radio. Ses débuts coïncident avec ceux des tribunaux populaires, les Gaçaça. Au Rwanda, on avait alors peur d’un nouveau traumatisme. Est-ce qu’il existait quelque chose pour contrecarrer les émotions, un programme ? On craignait que cela génère de la violence encore, ces tribunaux.

La radio est un média essentiel dans ce pays, ainsi que dans toute la région d'Afrique où peu à peu Radio La Benevolencija a pris de l'importance. Ils ont été bien accueillis. Il y a plusieurs raisons à cela. D'abord, les psychologues y avaient œuvré plusieurs années avant que ne prenne forme la radio dont les parts d'audience ont atteint 80%. L'approche psychologique parle de l'être humain à nu. Le langage politique est secondaire. La démarche a permis une certaine identification. Mais aussi, précise George Weiss, beaucoup de victimes du génocide rwandais voient dans leur sort une similitude avec celui des juifs. Les fondateurs et les équipes sont animés par la même volonté : amener chacun à réfléchir afin d'éviter l'obéissance à la propagande, qui conduit à la violence de masse. La psychologie au service de la conscience politique, c'est une conception qui date, si on y pense. Il en est question dans un dialogue de Platon, dans Alcibiade précisément. Où la discussion porte à un moment sur le gouvernement de soi et le gouvernement de la cité. L'intellect doit être l'objet de tous nos soins. Radio La Benevolencija s'adresse à tous, sans préjuger des capacités de chacun à exercer son esprit critique. C'est une radio populaire, les programmes de débats se sont ajoutés au divertissement pédagogique. Un feuilleton, en fait. Avec une histoire d'amour et de politique. Les auteurs sont recrutés dans le pays où l'on diffuse pour construire le scénario qui y prend place.

Le premier s’appelait Musekeweya. Ça veut dire «nouvelle aube». L’espoir se trouve dans toute idéologie, qu’elle soit négative ou positive. Le Rwanda a une culture très ancienne, tout à fait orale. Ils n’ont pas produit de dessins. Ni de masques. Tout était oral. Donc la radio dans une telle culture a une grande force. Le feuilleton établit un endroit virtuel. On ne sait pas si l’action se passe dans un village tutsi ou un village hutu. Deux endroits virtuels, des faits, des situations, des dialogues. Deux villages, donc. Qui ont une histoire et qui vivent soudain une catastrophe. Alors le premier rend l’autre coupable. Il y a des personnages qui prennent le pouvoir dans chaque village à cause de la menace que représente l’autre village. Et il y a des jeunes personnes extraordinaires, celles-ci voient bien ce qui est en train de se passer. A savoir qu’on prend prétexte de la crise pour s’emparer du pouvoir et ça mènera à quelque chose de mauvais. Et à quoi ça mène exactement ? On aborde alors le stade théorique de la recherche d’Ervin Staub. Ceci est mis en scène. Les messages du chercheur passent dans la fiction grâce au travail des auteurs qui disposent d’un manuel. Il résume les stades de ce que Staub appelle le continuum de la violence.

Rien d’inéluctable

La théorie sous-tend ce feuilleton suivi dans les villes et les campagnes rwandaises. Il y a une histoire d’amour difficile, mais pas tragique. Rien d’inéluctable. Puisque le rôle de Radio La Benevolencija consiste à faire advenir des citoyens autonomes, sans peur, sans haine.

La plupart des gens pensent que ce qu’ils font en tant qu’individus ne compte pas. Parce que «je» ne peut rien changer au monde, soi-disant. Radio La Benevolencija leur fait entendre les choses autrement. Elle pose que le monde serait mieux si chacun voulait être actif, critique, si chacun connaissait sa propre psychologie et la peur qui le pousse dans la haine. Selon George Weiss, Radio La Benevolencija HTF pourrait avoir une efficacité dans n’importe quel endroit du monde. Bientôt en Europe pour recommencer, il en est question.

Dernier ouvrage paru : Mon Prochain, éd. Verticales, 2013.