Ce vendredi s'ouvre à Istanbul le procès de Can Dündar, rédacteur en chef du quotidien Cumhuriyet, et d'Erdem Gül, chef du bureau d'Ankara de ce journal de référence du camp laïc. Les deux journalistes risquent la prison à vie pour «espionnage» et «divulgation de secret d'Etat» après avoir publié une enquête et des photos sur les livraisons d'armes par les services secrets turcs (MIT) à des groupes rebelles islamistes syriens en janvier 2014. Cette procédure est devenue le symbole de la répression de la liberté de la presse en Turquie et des dérives autoritaires du président islamo-conservateur, Recep Tayyip Erdogan. La Cour constitutionnelle a exigé il y a trois semaines la mise en liberté provisoire des deux inculpés incarcérés en novembre. Can Dündar réagit sur cette décision violemment critiquée par le Président, qui a même menacé de dissoudre cette cour, l'un des rares organes de l'Etat échappant encore au contrôle de l'AKP, le parti islamo-conservateur au pouvoir depuis 2002.
Malgré la décision de la Cour constitutionnelle, Erdogan demande votre réincarcération…
Quand le droit n’existe plus dans un pays, tout acte contre le droit peut devenir une réalité. Dans des conditions normales, cette procédure à notre encontre aurait dû être close dans la logique de cette décision de la Cour constitutionnelle. Mais quand un président de la République affirme publiquement qu’il ne respecte pas cette institution et qu’il ne va pas mettre en application son arrêt, et si en plus il donne des ordres au tribunal de première instance de ne pas s’y conformer, alors comment attendre une justice équitable ?
Comment analyser l’arrêt de la cour ?
C’est incontestablement un verdict historique… Et pas seulement pour nous, mais pour l’ensemble des journalistes qui sont toujours en prison. La cour précise en effet qu’arrêter un journaliste à cause de ses pratiques professionnelles ne vise pas uniquement à le punir, mais aussi à empêcher les autres d’écrire librement. Elle attire ainsi l’attention sur le danger de l’autocensure.
La Turquie est-elle encore un Etat de droit ?
Le président Erdogan est véritablement un cas sans précédent dans toute l’histoire de la Turquie républicaine. Pour lui, toute critique est une menace et toute menace est considérée comme un acte de terrorisme. Il veut emprisonner l’ensemble de ses opposants et il est de plus en plus évident qu’il poursuivra la répression jusqu’à étouffer toutes les critiques. Si les derniers opposants aujourd’hui ne se révoltent pas contre cette dérive, il ne restera plus personne pour les défendre quand ils seront à leur tour arrêtés.
Que pensez-vous de l’accord signé entre Ankara et l’UE sur les migrants ?
Pour se défendre de la vague de migrants, l’Europe est prête à payer et à tout concéder à la Turquie d’Erdogan au nom d’un : «Gardez loin de nous ces réfugiés et faites ce que vous voulez chez vous.» Cela revient à louer des camps en territoire turc et à fermer les yeux sur l’oppression exercée par le gardien qui, faut-il le préciser, est ravi de ce «deal». Pour chaque acte répressif, le gardien pourra exhiber cette approbation que lui a donnée l’UE par cet accord.
Tous ceux qui luttent en Turquie pour la liberté de la presse, pour la suprématie du droit, la démocratie, la laïcité et les droits de l’homme n’oublieront pas ce choix honteux de l’Europe. La lutte est entre ceux qui, en Turquie comme en Europe, croient en ces valeurs universelles et ceux qui les piétinent. Si les premiers perdent, ce sera aussi une défaite pour l’Europe, qui aura de plus en plus de mal à défendre ses frontières de la pression de despotes qu’elle a elle-même mis en place.