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portrait

Edward Follis, stupéfiant

Cet ex-agent de la DEA raconte ses aventures d’infiltré contre le trafic de drogues, ambiance Las Vegas parano et triangle d’or.

Edward Follis, à Paris, le 9 octobre 2015. (Photo Fred Kihn)
Publié le 25/03/2016 à 17h11

Ce jour de filature, Edward Follis aurait volontiers coffré «El Chapo» si le parrain des narcos ne l'avait pas rendu chauve en ne faisant qu'acheter des éviers. Lors d'une vie d'infiltré longue de vingt-cinq ans à la DEA, la puissante agence américaine de lutte contre le trafic de drogue, Edward Follis eut plusieurs fois Joaquín Guzmán en ligne de mire. Et, selon lui, le tenancier du tentaculaire cartel du Sinaloa, récemment arrêté et menacé d'extradition aux Etats-Unis, méritait une autre sentence qu'une soupe servie dans les colonnes de Rolling Stone par un acteur hollywoodien se targuant d'avoir des idées politiques. On parle évidemment de Sean Penn, lequel a clandestinement interviewé la bête dans la jungle, à peine quelques jours avant que les unités d'élite mexicaines ne finissent par le serrer. En guise d'introduction, le caïd deMystic River, détendu du gland, offre au lecteur de Rolling Stone cet intense instant de fusion avec son membre : «Ma bite en main, je considère cette partie de mon corps qui pourrait s'avérer vulnérable aux couteaux de narcos, et je lui lance un long regard avant de la remballer dans mon pantalon.» Gêne.

Qu'importe, des gros bonnets, Follis en a encagé une palanquée. Son livre, Infiltré, est un invraisemblable chapelet de prouesses renvoyant MacGyver au rang de jeune séminariste. L'homme, plutôt court sur pattes, au catogan lissé et au blouson en cuir pelé, se délecte de les égrainer une par une, enfoncé dans le canapé d'un hôtel germanopratin. C'est un jour de 1988 que Follis déboule à la Drug Enforcement Administration (DEA), dont le siège se situe encore au Los Angeles World Trade Center. Miné «par le trac», il squatte chez sa tante, se lève à 4 heures, et enfile son plus beau costume marine. En arrivant, il comprend que la dégaine des infiltrés n'a pas grand-chose à voir avec l'after work. Et saisit la gravité du job : une poignée de jours plus tôt, deux agents de la force opérationnelle en charge du trafic d'héroïne se sont fait descendre par des narcos à Pasadena. Soit l'une des pages les plus sombres de la DEA, qui compte, aujourd'hui, 5 300 agents spéciaux et 237 bureaux d'investigation répartis dans 58 pays.

Rapidement, Follis se familiarise avec le jargon de la dope. Il compte en «eight-balls» (environ 4 grammes d'héro) ou en«onces mexicaines» (25 grammes). La came s'appelle «chiva», ou «black tar». Sa mission ? Corrompre tout ce que les States comptent de dealers et de junkies. «Au regard de la loi, l'infiltration est l'art de l'ombre qui permet de soutirer habilement des déclarations incriminantes, écrit-il. Pour dire les choses simplement, vous jouez une partie d'échecs avec votre cible et vous lui faites faire les coups qui vous arrangent. Je comprends que cela puisse sembler plutôt tordu, mais rien au monde n'est plus satisfaisant que de manipuler et diriger les actions - voire les pensées - de quelqu'un d'autre. Il n'y a aucune sensation plus puissante, aucune défonce plus intense.» C'est ainsi qu'aux yeux de la pègre, Follis est devenu «Eddie de Las Vegas», vulgaire dealer d'une Sin City magnétique où l'héroïne s'injecte à pleine seringue. Le jeune infiltré a acquis la conviction que le métier était à sa main en lisant les aventures de Serpico, policier utopiste de la clinquante NYPD. Quasi christique, il voit dans son job «une lutte contre les forces du mal, car la drogue tire le pire de l'être humain». La légalisation du cannabis dans certains Etats l'incommode étonnamment moins «que les labos pharmaceutiques qui lobotomisent les gens avec les psychotropes». Toutefois, il jure ses grands dieux : jamais ô grand jamais, il n'a mis le nez dans la schnouf. Le profil dépravé, jean troué des flics des stups, devenus mimétiques à force de côtoyer des tox et de traîner dans les squatts, ne lui inspire que dédain. «A la DEA, si un mec consomme, il est éjecté à la seconde, éructe-t-il.Idem pour les scellés. Si un zozo chourre dedans, il dégage.» Seule pratique borderline autorisée, celle dite «du coup d'achat». Concrètement, il s'agit pour un policier de se présenter comme un acquéreur potentiel pour provoquer une grosse livraison de dope. Puisqu'il faut ce qu'il faut, il est allé jusqu'à faire livrer des armes par avion pour appâter le chaland…

Auréolé de ses coups d’éclats californiens, Eddie de Las Vegas s’envole pour le triangle d’or, cette zone aux confins de la Thaïlande où, dans les années 90, l’armée Shan Unie produit la poudre de manière extensive. Nouveau terrain de jeu, nouvelle couverture, Follis change de coiffure et apprend le thaï. Il dit y avoir vécu les meilleures années de sa carrière.

Celle-ci entre dans une nouvelle ère le 11 septembre 2001. Les Etats-Unis interviennent en Afghanistan pour châtier les talibans. Pour la première fois de son histoire, la DEA devient un maillon fort de l'action extérieure des Américains. Pour saper les finances des maquisards, le Pentagone mise sur un assèchement des filières d'exportation d'opium. «C'est à cette époque qu'est né le concept de narcoterrorisme», appuie Follis. Pour lui, il ne fait aucun doute qu'Al-Qaeda tirait la majeure partie de ses revenus de la drogue. Rien n'est moins sûr, les donateurs privés ayant beaucoup œuvré au financement de l'organisation. Du reste, la stratégie de la DEA, qui consistait à localiser les raffineries clandestines et à confisquer les champs, eut le don de pousser à nouveau les paysans affamés dans les bras des talibans. Le Special Inspector General for Afghanistan Reconstruction (Sigar), un organe de contrôle créé par le Congrès, l'a implacablement démontré.

Edward Follis, lui, a tout de même soigné son tableau de chasse. Grâce à des écoutes, des renseignements et un autre infiltré muni d'un mouchard, la DEA fait tomber Haji Bagcho Sherzaï, dont le trafic, pour la seule année 2006, est évalué à 123 tonnes. Au tribunal, Follis est toutefois le seul témoin à charge. Rangé des bagnoles, le Drug Agent est «dans le privé». «Un truc type «Blackwater» [une société militaire privée, ndlr], dit-il, mystérieux, mais totalement légal.» On reste interdit.«C'est essentiellement du conseil en placements de capitaux», justifie-t-il. Un biz qu'il a monté grâce au pécule amassé à la DEA. De 17 000 dollars par an, Follis est passé à 141 000 en fin de règne, moins les taxes. Marié en 1991, il ne lâchera que des miettes de sa vie personnelle : pas d'enfant, une famille catho, un beau-père flic pour lequel «il avait le plus grand respect», et une mère gravement malade. Son livre, traduit en cinq langues, lui a offert une sympathique tournée des popotes en Europe. Il espère bien qu'un réalisateur finira par en tirer un de ces blockbusters avec John Travolta ou Mickey Rourke à l'affiche. Mais quand il sera l'heure de tirer le rideau, Follis se satisfera simplement «d'avoir gardé son âme intacte».

1988 Entrée à la Drug Enforcement Administration (DEA), l'agence antidrogue des Etats-Unis.
1991 Mariage.
2006 Attaché spécial à Kaboul.
2012 Condamnation de Haji Bagcho Sherzaï.
Octobre 2015 Infiltré (Flammarion).