Il est l'homme qui fait trembler la République. A commencer par Luiz Inácio Lula da Silva, chef historique du Parti des travailleurs (PT), à la tête du pays depuis treize ans, et président du Brésil de 2003 à 2011. A 43 ans, le magistrat Sérgio Moro est en charge de l'explosive affaire Petrobras, un scandale de détournement de fonds dans la multinationale du pétrole, pilier de l'économie brésilienne, au profit de la coalition au pouvoir. «Justicier fasciste» pour la gauche, héros du peuple pour les manifestants favorables au départ de la Présidente, Dilma Rousseff, qui a succédé à Lula, ce magistrat ambigu est devenu un protagoniste de la crise politique sans précédent qui secoue le Brésil.
Tout a commencé, il y a deux ans, par une descente de police dans une station-service de Brasília qui servait de façade à un vaste réseau de blanchiment d’argent et qui donnera son nom à l’opération Lava Jato («lavage express»). L’enquête remonte presque par hasard vers Petrobras. Les groupes du BTP - qui financent historiquement les campagnes électorales - auraient formé un cartel pour se partager et surfacturer les contrats avec la compagnie pétrolière. En échange, ils auraient reversé des commissions au PT et à deux de ses alliés.
Depuis Curitiba, paisible ville du Sud où il officie, Moro, le «juge de province» à la mine sévère, mène rondement l'affaire. «Pour lui, la solution est dans la dureté de la peine, estime Eloisa Machado, professeure de droit à la Fondation Getúlio-Vargas. Et il ne se laisse pas intimider par les puissants.» Ni par les patrons du BTP, dont il a fait arrêter plus d'une vingtaine, y compris l'héritier du numéro 1 du secteur, Marcelo Odebrecht, le Bouygues brésilien. Ni même par Lula, interpellé le 4 mars pour s'expliquer sur les largesses dont il aurait bénéficié de la part de ces entreprises. «Il y a encore quelques années, un juge qui s'attaquait au financement occulte des campagnes se voyait mettre des bâtons dans les roues, se souvient le magistrat Fausto De Sanctis, pionnier dans le domaine. Aujourd'hui, Sérgio Moro profite du mûrissement de la justice.»
Il s'appuie aussi sur la «délation récompensée», un mécanisme récent qui concède une remise de peine aux prévenus acceptant de collaborer avec la justice. Pour les faire plier, le juge a ses méthodes. «Il maintient les gens en détention provisoire aussi longtemps qu'ils n'auront pas parlé, fustige une juriste sous couvert d'anonymat. Les décisions de Moro sont, certes, validées en appel. Mais quel juge oserait les contester dans le climat politique actuel ?» L'avocate dénonce aussi des fuites «sélectives» et savamment orchestrées qui alimentent la colère contre le PT.
Inspirée de l'opération «Mains propres» en Italie, Lava Jato peut-elle mettre fin à la corruption ? Moro lui-même en doute. En l'absence de réformes, entre autres pour réduire la lenteur de la justice, «on prêche dans le désert», déplore-t-il. Le PT, pour sa part, l'accuse d'avoir lancé une chasse aux sorcières contre la gauche. Car la corruption n'épargne aucun parti politique, et le BTP les arrose tous. «Il est légitime que Moro veuille remonter jusqu'aux plus hautes sphères dans une enquête qui correspond à la présidence de Lula, tempère Eloisa Machado. Mais le juge a donné l'impression de vouloir à tout prix arrêter l'ex-président, aggravant encore l'instabilité politique.» Selon elle, le mandat d'amener contre Lula, qui «n'a pourtant jamais refusé de collaborer», était «illégal».
Le 16 mars, nouveau séisme politique : alors que le leader de la gauche venait d'être confirmé au poste de ministre de la Maison civile (l'équivalent d'un Premier ministre), Moro lève le secret sur les enregistrements de ses conversations téléphoniques, notamment avec Dilma Rousseff. Accusé par Lula d'avoir voulu «détruire [son] image», le magistrat, lui, invoque «l'intérêt public» : «Les gens doivent savoir ce que leurs responsables font, même quand ils tentent d'agir dans l'ombre», justifie-t-il. Pour l'opposition, ces échanges prouveraient que Dilma Rousseff aurait nommé Lula au gouvernement pour le soustraire aux griffes de Sérgio Moro, les ministres ne relevant pas de la justice ordinaire.
La Cour suprême doit trancher prochainement cette nomination suspendue, et décider du même coup si Lula doit être soumis à la juridiction de Moro. De nombreux spécialistes ont critiqué la publication des enregistrements des conversations téléphoniques de l'ex-président et de ses proches, dont certaines sans lien avec l'enquête. S'il s'est excusé des remous provoqués, le juge, qui nie toute arrière-pensée politique, n'en a pas moins défendu sa décision, qui visait selon lui à avorter une supposée tentative de Lula d'«intimider», voire d'«entraver» la justice. Mais comment un magistrat connu pour sa prudence en est-il arrivé à un geste juridiquement discutable ? «Sergio Moro a dû se sentir frustré de voir Lula lui échapper, analyse Eloisa Machado. Mais il est très inquiétant qu'un juge de première instance puisse faire autant de dégâts. Son impartialité est désormais en cause.»