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Analyse

Qui veut encore sauver la gauche brésilienne ?

Empêtrée dans l’affaire Petrobras et menacée de destitution, la présidente Rousseff voit sa coalition voler en éclats. Le pays, lui, se scinde en deux : pour ou contre le Parti des travailleurs ?
La présidente du Brésil Dilma Rousseff à Brasilia, le 26 mars 2016 (Photo Andressa Anholete. AFP)
par Chantal Rayes, Correspondante à São Paulo
publié le 31 mars 2016 à 19h41

Un pays divisé, une économie aux abois, une crise politique et morale sans précédent. Un gâchis impensable il y a encore peu, sous la présidence flamboyante de Lula, l’ex-métallo qui porta à la tête du Brésil le Parti des travailleurs (PT), au pouvoir depuis treize ans. Sa successeure et protégée Dilma Rousseff vacille, visée par une procédure de destitution, fragilisée à son tour par le gigantesque scandale de malversations chez Petrobras, le géant pétrolier, au profit de la coalition au pouvoir. En plein déni, la gauche fait bloc derrière la Présidente et devait défiler ce jeudi dans tout le pays. En face, une droite décomplexée mobilise des millions de Brésiliens pour réclamer son départ, accusant le PT d’avoir «institutionnalisé» la corruption.

Trois décennies après la fin de la dictature (1964-1985), la jeune démocratie brésilienne est à nouveau mise à l'épreuve. En 1992, le PT était dans la rue pour exiger la destitution de l'ancien président Fernando Collor de Mello. Aujourd'hui, l'unique parti de masse au Brésil est sur la défensive et crie au golpe, au coup d'Etat. Certes, la procédure d'impeachment est prévue par la Constitution. Mais encore faut-il prouver que Dilma Rousseff a commis un «crime de responsabilité». Et pour le Parti des travailleurs, le motif invoqué pour tenter de la destituer - des acrobaties comptables visant à masquer le déficit budgétaire - n'en est pas un, mais plutôt un prétexte pour chasser du pouvoir une formation politique que l'opposition n'arrive plus à défaire dans les urnes.

Tous s'accordent à le dire: la procédure d'impeachment, qui devrait être soumise au vote du Parlement peu après la mi-avril, sera «politique». La Présidente ne semble plus en mesure de gouverner. Elle n'est certes pas accusée d'enrichissement personnel, comme le fut Fernando Collor, mais sa campagne aurait profité de fonds détournés de Petrobras. Elle est également soupçonnée d'avoir tenté d'entraver la justice. Echaudés par la crise (lire page 5), 68 % des Brésiliens veulent le départ de Rousseff. Difficile, dans ces conditions, de confiner la grogne à l'«élite blanche» qui manifeste. La gauche l'accuse de brandir l'étendard de la corruption pour masquer sa crainte face à l'émergence d'une classe moyenne issue de milieux populaires. Une explication un peu courte face aux affaires à répétition. Dilma Rousseff est donc de plus en plus isolée. Après lui avoir insufflé des politiques économiques aujourd'hui pointées du doigt en pleine débâcle, le patronat l'a lâchée. Son départ est rendu plus inéluctable par le fait que la plus grande formation du pays, le Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB), a claqué la porte du gouvernement (lire Libération de mercredi).

Reste qu’il y a quelque chose de troublant dans une procédure de destitution initiée par un chef du Parlement, Eduardo Cunha, inculpé pour corruption. Quant à la commission parlementaire qui examine la recevabilité de la demande de destitution, la majorité de ses membres a reçu des dons de campagne d’entreprises qui ont détourné des fonds de Petrobras au profit des partis politiques. Ironie du sort, la police fédérale et le ministère public qui ont révélé l’affaire n’ont jamais été aussi actifs et indépendants que sous le PT. Le parti de Lula n’est pas seul en cause dans le scandale, loin s’en faut. Même Aécio Neves, ténor de l’opposition, est cité dans l’affaire. En révélant les entrailles du pouvoir, l’opération Lava Jato («lavage express») menace désormais l’ensemble de la classe politique.

Divisés entre pro et anti-Rousseff, des Brésiliens livrent leurs sentiments sur la procédure de destitution lancée contre la Présidente.

Juliana Vasconcelos, 32 ans, photographe«Tout ce que Dilma fait,  la droite le fait aussi, et au centuple»

«Nous avons lutté pendant des décennies pour garantir des droits humains élémentaires. Et voilà qu’après nous avoir imposé une dictature, entre 1964 et 1985, la droite voudrait maintenant enterrer vivante notre jeune démocratie ! Il ne faut pas laisser passer cette droite rétrograde, autoritaire et militariste, une droite homophobe et misogyne. C’est donc la démocratie que je défends, et non pas Dilma Rousseff ou Lula.

«Issue d’une famille de gauche, j’ai toujours voté PT, le Parti des travailleurs. Mais je suis très déçue par tout ce qui se passe. Lula avait déjà beaucoup perdu en renonçant, une fois au pouvoir, à ses principes de gauche. L’ex-ouvrier a appris à recourir aux manœuvres politiques, comme les élites de droite. Tout ce qu’il fait, tout ce que Dilma fait, la droite le fait aussi, et au centuple. Mais, contrairement à leurs adversaires, Lula et Dilma, eux, ne bénéficient pas de l’indulgence de la presse… Sous la gauche, les riches ont gagné beaucoup d’argent, mais ils ont perdu le pouvoir. Et cela, ils ne l’ont jamais pardonné à Lula. Pour l’instant, il n’y a pas de preuves de son implication dans le scandale Petrobras. Mais l’enquête doit aller jusqu’au bout. Et s’il a vraiment trempé dans cette affaire, alors Lula doit payer.»

Domingos Tomé, 52 ans, cadre d’entreprise«Pour donner la priorité aux pauvres, le parti a dû s’allier aux oligarchies»

«Grâce au Parti des travailleurs de Lula puis de Dilma Rousseff, quelque 30 millions de Brésiliens ont amélioré leurs conditions de vie. C’est la première fois qu’un parti au pouvoir donne la priorité aux pauvres. Mais pour y parvenir, le PT a dû s’allier aux oligarchies. Or, avec la crise économique, l’argent manque désormais pour garantir leur soutien…

«Malgré les généreux cadeaux fiscaux concédés par Dilma Rousseff aux entreprises, le patronat l’a également lâchée, et il ourdit contre elle un coup d’Etat, l’impeachment. La corruption n’est qu’un prétexte dont se sert la droite pour tenter de déloger la gauche du pouvoir, comme ce fut déjà le cas lors du putsch de 1964. Il y a quelque chose d’hypocrite à s’élever contre cette pratique endémique et culturelle. Au Brésil, les gens tolèrent la corruption, je dirais même qu’ils la cautionnent. Les riches s’adonnent à la fraude fiscale. Cette élite faussement moralisatrice a des préjugés de classe, sinon de la haine contre Lula, un homme sans instruction issu d’un milieu pauvre. Cela dit, Lula a accepté des faveurs [«des avantages indus», selon la justice, venant d’entreprises accusées d’avoir détourné de l’argent de Petrobras]. Il n’aurait jamais dû.»

Ana Paula Coelho, 45 ans, avocate«Lula l’homme du peuple est devenu tout ce qu’il dénonçait»

«Dilma Rousseff n’a plus de soutien au Congrès, ni même de légitimité morale pour gouverner le Brésil. Michel Temer

[son vice-président, qui la remplacera si elle est destituée, 

, ndlr]

n’est pas le candidat idéal. Son parti est également en cause dans l’énorme scandale Petrobras. Mais il a le soutien du patronat, et cela peut permettre de redresser une économie en récession. Entre deux maux, il faut choisir le moindre. Nous ne pouvons plus tolérer que nos entreprises d’Etat soient pillées pour financer le maintien du PT au pouvoir. Le Parti des travailleurs, qui défendait autrefois la probité, a institutionnalisé la corruption. Et les gens qui s’en offusquent sont taxés de putschistes! Pourtant, le vrai coup d’Etat, c’est d’avoir nommé Lula ministre pour l’aider à échapper au juge Moro

[qui instruit l’affaire Petrobras] 

alors qu’il est accusé d’avoir bénéficié des détournements. Et dire que, par deux fois, j’ai voté pour lui ! Le pouvoir a corrompu Lula. L’homme du peuple est devenu tout ce qu’il dénonçait lui-même. Lula se moque des institutions, il se croit au-dessus des lois. Déloger le PT du pouvoir ne mettra pas fin à la corruption, on le sait, mais notre lutte ne s’arrêtera pas là.»

Renato Diniz, 28 ans, avocat «L’impeachment, ça n’a rien d’un coup d’Etat»

«Dans notre mouvement, certains prônent une intervention de l’armée pour mettre fin à la crise politique. Moi, je défends plutôt l’arrestation de Lula et la destitution de Dilma Rousseff. Ils ont tous les deux joué un rôle central dans le scandale Petrobras. Le sénateur Delcídio do Amaral

 [ancien chef de la majorité au Sénat, lui-même mis en cause dans l’affaire, ndlr] 

les a dénoncés. Nous sommes contre la corruption, d’où qu’elle vienne. Lors de la manifestation du 13 mars [quand au moins 1,5 million de personnes ont demandé le départ de Dilma Rousseff], nous avons chassé deux ténors de l’opposition qui s’étaient joints à nous alors qu’ils ont eux-mêmes des casseroles. Ça nous a donné une légitimité.

«L’impeachment est prévu dans la Constitution. Ça n’a rien d’un coup d’Etat. Dilma Rousseff a été réélue à coups de manipulations. Le Parti des travailleurs a, par exemple, fait croire aux pauvres que l’opposition mettrait fin aux aides sociales si elle l’emportait ! C’est une façon de les enchaîner au parti. Il y a un risque imminent de voir le PT s’éterniser au pouvoir. Lula l’a dit lui-même: il rêve d’être candidat à la présidentielle de 2018. Nous sommes au bord d’une dictature de gauche.»

Photos Pierre Borges pour Libération.