D'un coup de poing, Abdul ouvre une porte grinçante. Elle donne sur le logement de deux étudiants assassinés par les islamistes shebab il y a un an. Les coups de crosse assénés pour briser la serrure marquent encore le bois vermoulu. «Je ne peux pas toucher la poignée, elle est maudite.» L'employé de l'université de Garissa entre dans la pièce. Deux lits superposés sont entreposés dans un coin. La gorge nouée, Abdul détaille les impacts de balles sur les montants métalliques. Un, deux, trois… Impossible de tous les compter tellement les rafales ont été nourries. «Il va falloir qu'on jette ces lits, ou au moins qu'on les répare», dit-il avant de désigner le sol. Une tache de sang délavée macule toujours le lino. Sa voix vacille. «Là, l'université prévoit de tout refaire. On doit supprimer les traces de la tuerie.» Dès qu'il pénètre ici, il se revoit jouant au football avec les étudiants. Les images des corps mutilés reviennent le hanter.
Le 2 avril 2015, plusieurs hommes armés pénètrent dans ce campus, dans le nord-est du Kenya. Il est 5 h 30 du matin quand ils abattent les gardes à l’entrée de la faculté. Les terroristes se rendent dans la chapelle toute proche pour répandre la mort, puis finissent leur macabre équipée dans les logements. Séparant les musulmans des chrétiens, assassinant méthodiquement ces derniers. Ils tuent 142 étudiants, 3 gardes et 3 policiers. Le groupe Al-Shabaab, lié à Al-Qaeda, revendiquera l’attaque. Leur but : imposer la charia et leur conception du salafisme en Afrique de l’Est.
Un an après le massacre, la vie reprend peu à peu au sein du campus. Le matin, quelques étudiants rejoignent de nouveau l'université via un petit chemin de terre. Autrefois lieu agité entouré de commerces, c'est dorénavant un quartier abandonné. Des bidons disposés ça et là sur la route ralentissent les voitures. Deux gardes lourdement armés filtrent les entrées. Chaque visiteur est sommairement fouillé avant de franchir le portail. Mohammed habite à deux pas d'ici. Etudiant en première année, il se souvient «de l'avant». Il venait souvent boire un thé avec ses amis dans l'une des gargotes. «Aujourd'hui, on a l'impression de rentrer dans un camp militaire», soupire-t-il. Mais l'important est là : il peut suivre des cours.
Patrouilles et «gadgets»
Longtemps, le sort de la faculté est resté indécis. Ses portes closes, les jeunes ont quitté Garissa, ou interrompu leurs études. Cette région à majorité musulmane est désormais considérée comme un vivier de terroristes. Un endroit à éviter. Perdu dans une zone aride au nord du pays, à six heures de route de Nairobi, l'endroit intéresse peu les hautes sphères du pouvoir, centralisées dans la capitale. Pourtant, un beau jour du mois de décembre, sa réouverture est annoncée. En quelques semaines les professeurs sont rappelés, quelques classes sont nettoyées, et les cours reprennent. «Ils sont tout de suite revenus, clame Ahmed Osman, le directeur de l'université. Ils voulaient faire vivre cette région !» En aparté, un secrétaire confie que s'il n'avait pas été à son poste le jour de la rentrée, il aurait été renvoyé de la fonction publique. Peu importent les raisons de leur retour, pour le chef du campus, l'important, c'est que la vie reprenne et chasse les démons de Garissa.
Le jour de notre visite, seule une vingtaine de jeunes assiste aux travaux dirigés. Mais Ahmed Osman s'enorgueillit d'avoir eu 160 inscriptions depuis janvier. «Et tout va changer en septembre, nous accueillerons 700 nouveaux étudiants venus de tout le pays. Nous aurons autant d'inscrits qu'avant le massacre !» Pour les rassurer, Ahmed Osman a développé un plan d'envergure. Il a fait construire un poste de police au cœur du campus. Depuis, 30 hommes vivent à proximité des salles de cours. Armes automatiques à la main, ils patrouillent jour et nuit. «Bientôt, ils devront surveiller un mur d'enceinte. Il y aura également des caméras de surveillance partout. On va avoir de nombreux gadgets pour éviter qu'une telle tragédie ne se reproduise.»
Des «gadgets». Le terme est bien choisi. Le jour de sa réouverture, l'université est équipée d'un lecteur d'empreintes. Les étudiants ont tous une fiche biométrique, seuls ceux étant référencés peuvent franchir le barrage à l'entrée du site. Mais quelques semaines seulement après sa mise en service, le dispositif tombe en panne, sans jamais être réparé. La sécurité attendra. Les salles de classes accueillent des élèves, et c'est bien la priorité.
Abdulrahman Hamo est responsable des étudiants. Ne pas laisser tomber cette université, c'était, selon lui, primordial. «Nos dirigeants devaient montrer aux shebab qu'ils ne peuvent pas l'emporter, que malgré les horreurs, nous continuerons à vivre. Sinon quoi ? Ils feront fermer toutes les facultés du pays ? !» En attaquant l'université, les jihadistes s'en sont pris à un symbole. Dans un pays très pauvre aux tensions religieuses rampantes, elle est synonyme de vivre-ensemble et d'espoir d'obtenir un jour un emploi.
Temps figé
Malgré la réouverture de l’établissement, les allées qui courent entre les bâtiments sont désespérément vides. Seules deux vaches se sont faufilées à travers les barbelés et apportent un semblant de vie à cet endroit aux airs de petite ville fantôme. Dans les salles de classes, les chaises sont encore renversées à même le sol. Une pellicule de sable venu du désert s’amoncelle par terre. Rien n’a bougé depuis que les terroristes ont semé la mort. Au milieu de la cour voisine, des bancs sont toujours disposés devant une table. Elle accueillait le téléviseur autour duquel on se rassemblait pour regarder le championnat de football anglais.
Le temps s'est figé à Garissa. Deux étudiants traversent la cour déserte afin de saluer Abdulrahman Hamo. Devant eux, il répète pour la dixième fois de la journée que «dans la ville de Garissa et à l'intérieur de la faculté, la vie est sûre. Pour tous. Musulmans et chrétiens». Comme un mantra qu'il ressasserait devant chaque visiteur pour mieux s'en persuader, se convaincre lui-même de ne pas abandonner. Rester à Garissa pour continuer à faire vivre son établissement et sa région. Pour continuer à vivre.
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