Dans certaines familles françaises, on conserve ces grandes feuilles de papier jauni qui, censées apporter la fortune, finalement ruinèrent les aïeux : les actions émises de 1882 à 1888 par la Compagnie universelle du canal interocéanique de Panama. Dès 1879, l’ingénieur Ferdinand de Lesseps, célèbre pour avoir creusé le canal de Suez dix ans plus tôt, lançait les travaux sur l’isthme de Darién, à l’époque en territoire colombien. Mais le rêve de relier les océans Pacifique et Atlantique tourne court : les travaux s’enlisent, le budget explose et 20 000 ouvriers meurent (malaria, fièvre jaune) sur le chantier en moins de dix ans. L’entêtement de l’ingénieur français y est pour beaucoup: sous-estimant les difficultés dues au relief, il veut à tout prix construire une voie à niveau, et non à écluses comme le préconisent plusieurs spécialistes (dont Gustave Eiffel).
En 1888, le tableau est désolant : 1,4 milliard de francs engloutis (le budget initial était de 600 millions), et plus un centime pour achever le percement. Incapable d’obtenir le moindre prêt bancaire, Lesseps fait appel aux petits porteurs. L’emprunt est lancé par un vote de l’Assemblée nationale, et les journaux rivalisent d’articles pour vanter la juteuse affaire : les futurs droits de passage acquittés par les bateaux promettent des dividendes pharaoniques. Las, un an plus tard, la société est dissoute, et 85 000 actionnaires privés ne reverront jamais leur argent.
Confiance rompue
Le scandale n'éclate que trois ans plus tard, quand Edouard Drumont, dans son journal La Libre Parole, dénonce dans quelles conditions les fonds ont été levés. Les journalistes favorables à l'emprunt étaient grassement rémunérés, de même qu'une centaine de parlementaires qui avaient voté en faveur de l'emprunt. Les pots-de-vin ayant été versés par chèques, on baptisera «chéquards» les bénéficiaires de cette corruption à grande échelle. Les révélations de Drumont (par ailleurs polémiste violemment antisémite) font l'effet d'une bombe : le lien de confiance avec les élus et la presse est rompu, et la société française est ébranlée. Le climat de défiance envers les institutions a probablement influé sur l'assassinat du président de la République Sadi Carnot, en 1894 à Lyon, par l'anarchiste italien Caserio.
Ce seront finalement les Américains qui achèveront les travaux du canal, entre 1904 et 1914, après avoir arraché à la Colombie le territoire de Panama, et proclamé son indépendance en 1903. La France de son côté n’en avait pas fini avec les affaires ruineuses : en 1917, les bolcheviks décidèrent de ne plus honorer les emprunts contractés par la Russie tsariste, dont plus d’un million d’épargnants français possédaient des titres. Un siècle plus tard, des actions en justice sont toujours en cours en France pour obtenir réparation.